C’est l’histoire d’une rencontre qui n’aurait pas dû avoir lieu. Deux corps étrangers qui s’attirent jusqu’au pire, comme la poudre désire l’étincelle. C’est l’histoire d’un compte à rebours, d’une tragédie annoncée, que l’on voit venir et à qui l’on ouvre les bras.
Kauma est le roman de la brutalité, de la violence sous toutes ses formes. L’ayant rédigé en parallèle d’Arlena, j’ai voulu qu’il soit son antithèse.
Cette histoire s’ouvre sur un milieu pauvre, dans lequel évolue des êtres simples qui privilégient les actes à la réflexion. Le récit est parsemé d’éclats de voix, de fracas. Les paroles sont crues, assassines. J’ai souhaité que ce roman soit parcouru d’une tension croissante, jusqu’au drame final. Celui-ci est annoncé dès le prologue, il est déjà là, en suspens, il ne fait qu’attendre le « bon moment » pour éclater.
Kauma pourrait s’apparenter à une tragédie : les personnages sont condamnés d’avance. Quoi qu’ils fassent, leur Destin est scellé. La mort est partout : depuis ce cimetière où l’héroïne vagabonde, à ces défunts dont on cherche une trace, en vain (un enfant mort-né dont on ne parle pas), des disparus que l’on regrette ou que l’on craint encore, dont on ne peut approcher la sépulture tant elle nous effraie. Le danger est aussi présent dans la nature, au sein d’une garrigue où l’on croise vipères, frelons et veuves noires. Garrigue hostile où rôde un mystérieux pyromane. Le climat lui-même est propice à une cassure : l’intrigue débute lors d’un été de canicule. Les corps et les esprits sont échauffés, les nerfs tendus à l’extrême. Sur la route, on croise des charognes faisant la joie des mouches et des corneilles. La chaleur dessèche tout, fait craqueler la terre, fondre le goudron. On redoute l’incendie, on appréhende autant l’orage qui menace.
Les thèmes de l’enfermement et de l’asphyxie sont omniprésents. Les portes se verrouillent, les espaces semblent se réduire, l’air manquer. Mais c’est avant tout la présence de personnages toxiques, et notamment d’un trio familial, qui tend à rendre la situation irrespirable. Ils cohabitent dans un espace restreint, s’invectivent, se raillent, s’épient. Les rares visiteurs s’apparentent à des agresseurs : tantôt sournois, tantôt brutaux, ils ne sont là que pour soulager leurs pulsions charnelles. L’héroïne les subit plus qu’elle ne les accepte. Ses tentatives de fuites (qu’elles soient symboliques ou concrètes) échouent : elle revient toujours au foyer familial. Quelque part se dessine une évidence : la fin aura lieu entre ces murs. Il n’y a pas d’autre issue.
Mais Kauma est aussi le récit d’une relation entre deux adolescentes : d’un côté la taiseuse, sauvage et grave, de l’autre celle qui parle trop, légère et superficielle. A travers elles, c’est la confrontation de deux milieux sociaux qui se percutent : le modeste et le privilégié. Le premier est écrasé par le second, mais obstinément attiré par lui, fasciné, comme envoûté. Leurs univers respectifs n’ont rien en commun : un petit village morne chez l’une, la capitale et son effervescence chez l’autre. De même pour leurs centres d’intérêt : si la première se contente de petits plaisirs, de nature et d’un rapport privilégié aux animaux, la seconde ne jure que par le Matériel, se soucie peu de son environnement, encore moins des bêtes. L’une pourrait être le « négatif » photographique de l’autre : les actes des jeunes femmes sont inversés, leur vision d’un même fait diverge. Pourtant, le lien est là, la relation s’étoffe, et surgissent des sentiments troubles, puissants. L’héroïne est l’objet d’une déstabilisation profonde, presque physique. D’un vertige. Elle en renie sa nature, ses principes, pour s’apparenter à son « amie », son modèle. Pour s’approcher d’elle, malgré le monde qui les sépare. Quitte à perdre pieds.
Il m’a paru essentiel que le personnage principal soit à peine majeur, pour mieux explorer les chemins tortueux de l’adolescence, cet âge où tout peut basculer, où les émotions sont à vif, les actes impulsifs. Ceci, associé aux failles de l’héroïne, au climat de violences et d’étouffement, à son vertige émotionnel, pouvait donc générer l’acte final, le rendre plus fort, plus tragique.
Kauma enfin, c’est un entre-deux. Les personnages évoluent dans une zone grisâtre, entre la vie brûlante, agressive, et la mort omniprésente, qui épaissit en silence, jusqu’à l’asphyxie. Ils sont plongés dans une sorte de « coma » éveillé, où la violence aurait encore sa place.
(« Calme », du grec kauma, « chaleur brûlante », dérivé de kaiein, « brûler, mettre le feu »).
Sebastian Regert
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