Épouser la veuve

« Son livre sous le bras, elle s’isola dans la garrigue, mais elle remarqua une présence qui l’espionnait grossièrement. Hervé. Elle aurait pu être inquiète ou même dérangée de cette surveillance, mais elle en fut touchée. Le garçon devait beaucoup l’aimer pour s’aventurer en terrain hostile, lui qui ne connaissait rien aux secrets des collines. Il se serait vite perdu en dehors des sentiers tracés, la vue d’une vipère l’aurait fait hurler. En fuyant, il aurait trébuché, se serait retrouvé les quatre fers en l’air, la tête dans les ajoncs. Il serait rentré penaud et couvert d’épines. Elisa fut amusée à cette idée, se surprit à sourire bêtement. Même si Hervé venait de toucher son cœur, elle prit soin de le semer. Un jeu d’enfant. Pauvre Hervé…

Installée dans une borie, elle se plongea dans l’histoire de Méduse et en fut horrifiée. En refermant l’ouvrage, elle aperçut une araignée, qu’elle reconnut aussitôt. Une veuve noire. Élégante, fine et discrète. Elle approcha sa main de l’arachnide, fit en sorte de la recueillir dans sa paume. Elle l’admira, contempla la tache rouge sur son abdomen, sa forme de sablier qui lui donnait l’aspect d’une mise en garde. Clepsydre de sang.

La veuve ne la mordrait pas. Plus qu’une certitude, Élisa sentait cela. Elle avait conscience du mal qu’une seule morsure pouvait causer. Elle savait tout cela, l’araignée dans sa main. L’esprit en ébullition, elle se retint de rire. Elle songea aux récents reportages qui alertaient la population au sujet de la recluse brune, une autre araignée, dont la morsure nécrosait les tissus touchés. Les médias multipliaient les photos de membres gangrénés et de corps amputés. La recluse était pourtant une petite joueuse face à la veuve noire, qui paralysait ce qu’elle venait de mordre, dévorait le mâle après la fécondation. Vraiment, la recluse et la veuve noire ne jouaient pas dans la même cour. C’était comme comparer Saint-More à Paris. La comparer, elle, à Théo. Élisa savait laquelle des deux l’emporterait sur l’autre. Bien qu’ayant flairé le danger que Théo représentait, Élisa s’était laissée séduire. Elle voulait épouser la veuve. Quitte à être dévorée vive. »

 

Épouser la veuve, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

L’incendie

« L’incendie s’étendait toujours plus, dévorait la garrigue, avançait vers Saint-More. Élisa vit la fumée s’épaissir, les lueurs orangées émanant des reliefs s’intensifier. Elle trouva cela beau.

La rumeur annonça que le village pourrait être évacué. À l’inquiétude succéda la panique. On rassembla dans des valises les biens précieux, quelques souvenirs et économies. Saint-More s’agitait. Le brasier grandissant rendait les corps fébriles, mettait les esprits en ébullition. À l’approche de la nuit, l’appréhension revint, traversa les entrailles des habitants. Tous guettaient le coucher du soleil avec anxiété, comme s’il s’agissait de leur dernier, que le crépuscule serait celui de leurs vies. Dans leurs regards inquiets, la nuit s’abattait sur eux ainsi qu’un couperet, le jour ne se lèverait plus, ou seulement pour révéler l’ampleur des ravages, illuminer un village noirci par les flammes, des maisons carbonisées, n’abritant que des carcasses humaines pétrifiées dans leur dernier mouvement de souffrance.

Assise sur le marbre froid d’une tombe, Élisa assistait au spectacle, paisible. La nuit sublimait les flammes, et il y avait dans l’air nocturne une exquise odeur de brûlé. Quelques cendres y voletaient deci delà, pareilles à des confettis. Elle observa longuement les lueurs du feu dans la nuit. On aurait dit qu’un sabbat se tenait dans la garrigue, que Satan s’était invité au bal des sorcières, que les lumières épousaient son sillage, formaient les contours de sa silhouette.

Elle quitta le cimetière, passa devant une maison. On l’épiait depuis l’une des fenêtres au rideau tiré. Derrière la vitre, quelqu’un la maudissait. Cela ne lui faisait pas peur. Elle était plus forte qu’eux. Les habitants de Saint-More n’étaient que des nuisibles de bas-étages. Des parasites négligeables, mais qu’il serait bon de gazer. »

L’incendie, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

Tromper l’ennui

 » L’hiver avait balayé ce qu’il restait de beauté à Saint-More. Le sol craquelé laissait place à la boue, le ciel azur à un plafond bas, gris et lourd. Le chant des oiseaux et insectes s’était tu. Le silence était présent dans le ciel et dans la terre. Silence et couleur de cimetière. Le vent faisait croire aux naïfs qu’il se passait encore quelque chose.

Durant ses longues journées passées à domicile, elle se mit à observer ce qui l’entourait pour tromper l’ennui. Assise à table, elle concentrait son attention sur des détails, les relevaient. L’horloge, arrêtée depuis des années, que l’on gardait parce qu’elle était jolie, en nacre, parce qu’elle « faisait bien », pour ravir les invités. Les pots à épices au-dessus de la cheminée, du plus grand au plus petit, comme des poupées russes : la farine, le gros sel, le poivre, le thym, l’origan, les piments. Les fleurs en plastique sur le buffet. Les couinements du fauteuil à bascule. Le présentateur d’un jeu télé, son rire idiot, les applaudissements du public, les publicités en boucle, le volume trop fort. Les chaussons troués de la vieille qui traînent sur le sol. La toile cirée de la nappe aux couleurs passées. Le jeune cyprès du potager. Celui, plus âgé, du cimetière, près du grand-père. Le tombeau noir d’Élisabeth. Le clocher et ses heures insensées. Le glouglou de la fontaine. Le train qui passe. Les bovins aux yeux fixes, qui ruminent. Les lapins dans leur clapier, qui mâchouillent. Les poules qui grattent. Les cadavres de mouches prises dans les toiles d’araignées. Le plâtre du plafond qui tombe en poussière dans les plats. Les crucifix sur les murs. Les craquelures. Le chant des corneilles. La chaise vide du jumeau. Son absence. L’ignorance.

Le gloussement de la cuisinière à gaz. »

 

Tromper l’ennui, un extrait de Kauma ©, roman de Sébastian Regert

Un barrage au maléfice

 » Elle s’échappa à l’aurore. Une fois hors de la maison, elle se mit à courir. Elle avait besoin de ressentir physiquement son évasion, de lui donner matière. Elle cavala jusqu’à que ses poumons soient en feu, qu’un gout de sang imprègne sa gorge. Elle alla cueillir quelques fleurs dans la garrigue. Elle devait dire au-revoir au grand-père, fleurir une dernière fois sa sépulture. Elle réalisa son plus beau bouquet. Les aphyllanthes bleues et cistes cotonneux se mariaient à merveille aux ajoncs et aux genêts dorés. Cueillir ces derniers avait été une épreuve, les épines lui ayant mutilé les mains. Elle saignait, mais elle était satisfaite. Elle était certaine que le grand-père allait être touché de ce cadeau d’adieu si durement confectionné. S’il avait été en vie, il lui aurait ébouriffé les cheveux, lui aurait dit qu’elle était une petite dure à cuire. Il aurait été ému.

Le soleil s’étalait déjà entre les tombes. Elle caressa le cyprès, l’enlaça. Au loin, une voix l’appela. La stèle des grands-parents maternels avait prononcé son nom. Élisa devait leur dire adieu, à eux aussi. Il lui était impossible de le faire les mains vides. Ce serait une offense. Elle ôta un ajonc du bouquet offert au grand-père et s’avança vers le marbre noir. Elle avait toujours ressentit cette pierre comme chargée d’ondes néfastes. Ce matin plus que jamais, elle percevait son influence, telle des émissions radioactives. Elle était hypnotisée par le prénom de sa grand-mère, gravé sur la sépulture. Élisabeth. La morte lui tendait la main. Elle qui lui avait légué ses yeux verts, sa beauté, l’attirait pour un dernier cadeau. Ce fut un chuchotement. L’ajonc enfonça une nouvelle épine dans sa chair. Élisa jeta la fleur jaune sur la tombe, comme un barrage au maléfice. »

 

Un barrage au maléfice, extrait de Kauma ©, roman de Sébastian Regert

Le pont des Amoureux

Le temps était compté - un extrait de Kauma, roman de Sebastian Regert

 » Théo emmena Élisa près du fleuve :

– Le pont des Amoureux! annonça-t-elle.

La rambarde de droite était saturée de cadenas. Celle de gauche, curieusement, n’en comptait que quelques-uns.

– Pourquoi est-ce qu’il n’y en a quasiment pas ici ? demanda Élisa.

– De ce côté, c’est les histoires qui finissent mal, ricana la jeune femme.

Théo sortit un cadenas de son sac. Elisa reconnu l’objet, qui verrouillait plus tôt l’accès aux tableaux de son aïeule :

– T’avais ça là-dedans !

– Surprise ! gloussa Théo.

Élisa se sentit rougir. Elle vit son amie se munir d’un petit marqueur, tracer « Élisa + Théo » sur le cadenas, puis lui tendre :

-Tiens, mets quelque chose.

– Quoi ?

– Ce que tu veux, on s’en fout.

Élisa dessina un cœur. Théo reprit l’objet, regarda les autres :

– C’est quand même mignon, cette connerie. Bon, on le met où ?

– Y a plus trop de place de ce côté-là…

Elles cherchèrent un moment un endroit où le placer. La rambarde de droite était tant sollicitée que certains avaient attaché leur verrou à celui d’autres couples.

– On ne le met pas sur celui d’un autre, décréta Théo. Ça craint !

Elle s’avança vers la gauche :

– On n’a qu’à le mettre là, c’est pareil.

Élisa voulut protester, mais le cadenas fut verrouillé, son sort scellé.

En quittant le pont des Amoureux, elle se répéta qu’il eut été préférable d’accrocher le cadenas à celui d’un autre couple, sur la rambarde de droite. »

 

 

Le pont des Amoureux, extrait de Kauma©, roman de Sebastian Regert.

Le germe de la haine

« Les habitants disparaissaient un à un, les maisons se vidaient, le cimetière emplissait. Et la garrigue, toujours, avançait. Bientôt, sa végétation sèche assiègerait le village et submergerait tout, en une vague impitoyable chargée d’épines, laisserait sa faune hostile envahir les habitations délaissées. Et adviendrait la ruine.

L’insipidité de Saint-More était si parfaite qu’on la jugeait irréversible, qu’elle l’accompagnerait dans son extinction et serait une veuve fidèle. Mais l’anonymat couvrant le village allait être balayé par un souffle brutal. Ces pierres endormies s’éveilleraient pour devenir le théâtre d’un drame incompréhensible, une tragédie dans la grisaille, jet d’acide sur des êtres fades. On prétendra n’avoir rien vu venir, ne pas avoir eu conscience de l’existence du mal ni le pressentiment de son éclosion. Il avait pourtant longuement plané au-dessus des corps, les avait enveloppés en ami, telle une anesthésie, s’était mêlé à l’air qu’ils respiraient, s’y était répandu sans bruit. Dans le ciel de Saint-More s’était étendue une ombre lourde de cris en suspens, de violences refoulées. Le malheur avait insidieusement gonflé en venin, et la mort allait frapper comme elle avait rôdé jusque-là, invisible et muette, presque familière.

Pour que tout éclate, il n’y aurait besoin que d’un déclencheur. Que l’infime crève l’abcès purulent. Une légère pression générant l’explosion. Ce basculement aurait pu découler d’un acte, d’un mot. Il allait résulter de cet imperceptible propre à Saint-More : un sentiment.

Du plus noble d’entre eux pouvait naître l’horreur, l’amour être le germe de la haine ».

 

Le germe de la haine, extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert.

Paris

« Paris fut un choc. Au vide immuable de Saint-More succédait un trop-plein débordant de toute part. La gare d’arrivée lui fit l’effet d’un film d’horreur. Elle n’aurait jamais cru qu’il puisse y avoir tant de monde en un même endroit, autant de gens qui s’ignoraient, se percutaient, le nez collé à leur téléphone, allant et venant dans une structure gigantesque et labyrinthique, d’une façon désordonnée et oppressante. La texture de l’air lui était étrangère, l’atmosphère semblait viciée, plus lourde. Le bruit était infernal, la clameur des gens, les voix enregistrées qui tombaient sur l’ensemble de la foule, les cris d’ivrognes, les pleurs d’enfants, les sollicitations des mendiants, tout formait un magma agressif. Puis, il y eut le métro. Élisa n’avait jamais rien vu ni senti de tel. La puanteur n’avait rien à envier aux charognes rencontrées dans la garrigue. Ici, c’était une macération de pisse et de merde, de saleté qui stagnait. La crasse s’étalait partout, des murs aux plafonds, dans des stalactites immondes couleur rouille, et au bout desquelles gouttaient un liquide trouble. Les sans-abris dormaient face contre terre, et les passants ne les regardaient pas, ne semblaient pas les voir. Peut-être étaient-ils en danger, ou morts. On ne savait pas, on ne voulait pas savoir, c’était comme ça. Le métro, son rugissement, ses tags sur les vitres, ses matières sur les fauteuils, ces corps entassés, agglutinés, l’émanation des parfums et des déodorants, des transpirations de la journée, l’odeur des sandwichs et des frites que l’on mange debout, et les haleines qui s’exhalent, les regards qui ne se croisent pas, qui s’évitent, les wagons qui dégueulent et se remplissent… Élisa en eut la nausée. Et enfin, la rue. Le vacarme incessant, la foule, les terrasses des cafés, les klaxons, les publicités, les trottinettes partout, les boutiques de vêtements, les mégots par terre, les sirènes de pompiers, les gaz des pots d’échappement, les terrasses encore, les mégots partout, les trottinettes tout le temps, le gris, le sale, la misère à chaque coin de rue, à chaque distributeur de billets, des vieillards et des gosses, les mains tendues, l’indifférence, la solitude dans une foule en mouvement. »

 

Paris, extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert.

Une évasion liquide

« Des bougies illuminaient la table, quelques lanternes étaient dispersées çà et là dans le jardin. La piscine s’éclaira, son rectangle bleu se découpait dans la nuit, prenait l’aspect d’un portail ouvert sur une autre dimension. Plusieurs insectes, attirés par sa lumière, se débattaient dans l’eau. Élisa se donna pour mission de les sauver, sous les rabrouements de son amie :

– Laisse les frelons se noyer !

La parisienne alluma une cigarette, lui en proposa une. Élisa n’avait jamais fumé, mais elle accepta. Elle tira quelques lattes, tâchant de ne pas laisser paraître son écœurement. L’autre eut un rire moqueur :

– T’es mignonne, tu crapotes !

Élisa ne savait pas ce que ça voulait dire. Les cocktails se succédèrent. Le curaçao retint son attention, plus pour sa couleur que pour son goût. Il lui sembla qu’il y avait un peu de piscine dans son verre. Que la piscine était remplie de curaçao. Que l’un et l’autre étaient des portes ouvertes, une évasion liquide. Puis, elle vit son état subir une étrange mutation. Sa tête baigna dans un coton délicieux, sa vue s’arrêta sur certaines images, en omit d’autres. Tout prit l’aspect d’un film. Elle devait être au cinéma, et elle était dans l’écran, tenait le premier rôle. C’était jouissif. Nouvelle scène, nouveau cadrage. Extérieur nuit. Une vague bleue sur le village. Le curaçao dans l’air, dans son ventre, son cerveau. Elle riait. Pour rien. Théodora fumait encore. La cigarette entre ses doigts aux ongles manucurés. Élisa n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Elle articula, d’une voix idiote qu’elle ne reconnut pas :

– Tu es tellement…

Puis, plus rien. »

 

Une évasion liquide, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert.

Faire « comme si »

« Hervé lui donnait l’assaut dans les combles qui lui servaient de chambre, seule zone où les Trois la laissaient en paix. Hervé, lui, y montait. Ses pas étaient lourds sur les barreaux de l’échelle, pesants sous le poids de son appétit. En l’entendant gravir les échelons, elle se le représentait comme un tas de viande gonflée de foutre. Elle l’imaginait prêt à l’agresser, lui qui tuait plus d’une centaine de vaches par jour aux abattoirs. Elle appréhendait qu’il puisse surgir armé d’un de ces instruments de mort, pour lui faire peur, ou pour un jeu sexuel déviant dont il aurait eu le secret. À son arrivée dans les combles, Hervé refermait la trappe derrière lui, la verrouillait. Ce geste violent semblait la condamner à des souffrances à venir, muettes et sans issue. Élisa l’embrassait pourtant, mais elle le faisait par principe, sans passion, sans plaisir, comme son père embrassait sa mère. Lorsqu’elle couchait avec Hervé, elle restait allongée sur le dos tout du long, observait le plafond, les murs, examinait les craquelures, les fissures s’agrandissant. Les faucheuses errant au-dessus du lit. Elle poussait un petit gémissement au final, pour faire plaisir, faire « comme ci ». Du plaisir, elle n’arrivait pas à en éprouver, ne prenait même plus la peine de le simuler avant qu’Hervé se vide en elle de son trop plein de sperme. Elle le laissait la bourrer de son insipidité grossière. Leur rapport hebdomadaire était synonyme d’ennui et de douleur. Hervé était brutal, lui écrasait les seins, les malmenait avec la force de l’excitation. Souvent, il l’écœurait, en ramenant du travail une odeur de sang. Ce parfum de mort était devenu le sien. Leurs ébats avaient l’odeur des abattoirs. »

 

Faire « comme si », extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert.