La cible

 

« Je t’ai longtemps observé, de nuit, depuis la rue. Tapi dans l’ombre, je te dévorais des yeux. Souvent, tu me tournais le dos. Vautré dans un canapé, tu ne te doutais de rien. Tu regardais un film, tandis que moi, je te fixais. Parfois, je t’écoutais jouer du piano. Je pouvais presque t’entendre pester contre tes mauvaises notes. Je suivais tes vas et viens. Tu montais l’escalier, je le montais avec toi. Tu descendais à la cave, j’y étais aussi, en pensée. Parfois, je contournais la maison pour te voir préparer le repas, te découvrir en train de dîner. Je t’ai épié quand tu te baladais dans le jardin, je t’ai vu arpenter ton potager, t’ai entendu parler au jardinier. J’ai vu les entrées et les sorties de la bonne, celles de tes invités. J’étais là, tantôt derrière, tantôt sur le côté, mais le plus souvent juste en face de la maison, caché dans l’allée des lierres. Je l’aime tant, cette longue allée étroite. J’aime le lierre épais qui en tapisse les murs. J’aime le lierre comme un ami, un frère. Il me ressemble. On ne se méfie pas de lui. Il est banal, c’est un élément du décor. Une plante utile pour se préserver des regards indiscrets, pour couvrir une clôture qu’on juge laide. Pour un semblant de nature. Le lierre, c’est surtout ça. Le semblant. C’est aussi moi. Le lierre est patient. Il avance en silence. On l’invite, on le tolère. Bientôt, il couvrira tout. Il étouffera ses congénères. Il annihilera jusqu’à la pierre.

Depuis l’obscurité de l’allée, je te vois. Je sais déjà tout de toi. Bientôt, je serai là. Je franchirai ce portail, gravirai les escaliers, je m’affalerai dans ce même canapé. Je toucherai à ton piano, moi qui ne sais pas en jouer. Dans chaque pièce, je laisserai mon empreinte. Mon ADN dans les lits. Je promènerai ma langue sur les miroirs.

Les grilles de la maison, les alarmes et détecteurs de présence ne pourront rien contre moi. On m’invitera à entrer. J’investirai tout, me développerai en silence. Je serai ton cancer. J’ai déjà commencé. Je suis en chemin. Je ne suis pas prêt de m’arrêter. Je viens de loin, et je touche au but. Tu en es la cible, je suis la flèche. Je vise le cœur. Je l’atteindrai. »

 

« La cible », extrait d’un nouveau roman de Sebastian Regert

L’Autre

 

Après-Toi – Partie VI.

« Des coups frappés à la porte. Je ne t’ouvrirai pas. Tu es déjà là. Dans les murs et dessus. Dans les miroirs qui mentent, leurs éclats. Sur mes lèvres et ma poitrine. Tu es partout mais tu veux que je t’invite, que je t’accepte, que je cède. Tu me veux vaincu. Ouvrir la porte à l’ennemie. Coloniser mon esprit, assiéger mon corps.

Poum, Poum, Poum.

Tu frappes encore. Tapotement régulier, qui pourrait être sec mais qui choisit d’être lourd, sans être fort. Non violent. Trois fois. Tu répètes quelque chose. « Ouvre-moi ». Tu ne te lasses pas. Mais non, rien ne pourra y faire, je n’abdiquerai pas. Il faudrait être fou pour être dans l’appartement et derrière la porte, à deux endroits à la fois. C’est impossible, mathématique, tout à fait juste. Puisque tu es là avec moi, tu ne peux être derrière la porte. À moins d’être trois. Tu ne peux pas être deux, ni trois. Tu es toi et tu es là.

Poum, poum, poum.

« Ouvre-moi. Signe ta défaite. Laisse-moi entrer par la grande porte. Cesse de lutter ».

« Je suis déjà là ».

« Je suis là ».

« Là ».

« LÀ ».

J’ouvre. Rien. Ténèbres. Interrupteur pressé : lumière artificielle, palier désert. L’escalier qui s’enroule, hypnotique. Silence. Tu es quelque part, en bas, dans le hall. Ton nom sur la boîte aux lettres. Dans les lattes du parquet, ses interstices. Sur les chiffres de l’ascenseur, son mécanisme, le grincement qui me crispe. Dans le silence sournois qui t’habille. Tu te caches pour mieux me surprendre. Tu appartiens à cette ombre que j’ai chassée, obscurité évanescente. En un éclair, tu t’es glissée par la porte entrouverte, chez moi. Je le sais. Te sens. En moi. Déjà là. Dans mes rêves nocturnes. Cafards sur les murs, formes humanoïdes constituées d’ombres. Sont-elles plusieurs ? Ont-elles un sexe ? Elles sont faites de la matière de l’obscurité. Non, ça n’a pas de sens. Délire. C’est une divagation. On dira cela. Et je le dirai aussi, parce qu’il ne faut pas affirmer le contraire. Ça ne se dit pas, ça ne se fait pas. Ça n’existe pas. Je mentirai. Mais je sais que tu es là. Elles ? Tu peux te multiplier, te fragmenter, te ressembler, cafard ou ectobius, nuisible ou inoffensive, les deux à la fois, des ombres sur mon corps, une seule est assez dense pour m’étouffer, était-ce toi sur moi la nuit dernière, tu me pénétrais, toute entière pour m’étouffer. Les silhouettes monstrueuses qui courent sur la façade de l’immeuble ont elles aussi essayé d’entrer. Dans mes cauchemars. Dans les miroirs, les psychés. Combien peux-tu être, et combien peux-tu devenir ? T’ai-je déjà vue, sentie, ressentie en entier ? Quand tu es dans ma voix, es-tu un fragment ? Je sais que tu peux te mêler à l’encre des stylos, te diluer dans l’eau d’un bain et former des mots. Tu frappes à ma porte. Est-ce un jeu ? Puisque tu as les clefs. Tu adores quand je me déchire la voix, quand je pleure et que je me tords le visage, me gonfle les yeux. Je fais couler ton maquillage. Toi, ça te fait rire. Tu frappes pour me faire craquer. CRAQUER. Souvent, je sens que ça craque. J’ai peur de ce qu’il y a DANS la fissure. Ça craque dans ma tête. Les murs craquent. Le ciel. La lumière. Fissures. C’est toi qui me fais craquer, qui guette la rupture. Ça te plairait. Je garde la porte fermée, tu vas t’en aller. Tu t’en vas toujours. Je le sais. Et je sais que tu reviendras. Par petites touches, ou dans un fracas. Au compte-gouttes ou dans un torrent. Tu reviendras. Tu es déjà en train de revenir. C’est quand tu n’es pas là que je crains le pire. Ton absence, quand elle se fait durer, est redoutable. Tu établis des plans, envoies quelques cafards, des miroitements bizarres, une ombre, un cauchemar. Tu attends le moment idéal pour ressurgir. Alors, tu frappes, encore. Et je ne t’ouvre pas. Car j’ai peur, affreusement peur. Non pas de toi. Je pourrai affronter ton visage, même celui que tu n’as pas, ton corps terrassant le mien, avaler ton encre et ton venin, être pénétré par le Rien et le laisser m’envahir, me détruire. Je le pourrai, si c’est toi. Mais j’ai trop peur que ce soit un autre. J’ai peur qu’en ouvrant, ce soit l’Autre. J’ai peur que ce soit Moi. Que nous soyons trois. »

L’Autre, extrait d’ « Après-Toi« © (sixième partie), nouvelle de Sebastian Regert.

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L’hypothèse

Après-Toi – Partie V.

J’écris, mais je sens que quelque chose change dans mes mains et dans ce qui actionne cette main. Quand es-tu partie ? Morte ? Tu n’es jamais loin, et j’ai le sentiment que tu vas revenir, comme je suis revenu. Cette fois, c’est moi qui serais absent. Parti. Mort ? Je suis de moins en moins là, je sens que je m’éloigne de mon corps, qu’une présence étrangère envahit ma tête, mon organisme.

Ils ont dit que tu n’avais rien laissé derrière toi, pas un mot. Je me demande si c’est vrai ou s’il s’agit d’une fable que l’on m’a servie pour me préserver. Toi qui aimais tant les mots, tu serais partie sans une lettre ? Sans une seule phrase ? Il est possible que l’on me cache quelque chose. Un papier retrouvé dans la salle de bains, bien en évidence, un texte où tu me pointes du doigt, où tu nous railles tous. Des insultes, tandis que tu sombres dans un bain sans fond. On aurait subtilisé la lettre, on l’aurait cachée, déchirée. L’hypothèse d’un mot de toi me submerge et me fait vaciller. Pire encore : une feuille blanche. Tout plein de blanc glacé, ivoire. Du blanc baignoire. Et dans ce vide, j’entends ton rire, hilare.

Non. Tu n’as rien laissé, pas un mot. C’est cruel. Ce n’est pas bien, pas juste. Je dois combler ce vide. Ton absence, dans la salle de bains, dans chaque millimètre de l’appartement. Ton silence est trop lourd, trop puissant. Il écrase les lieux, du sol au plafond. Il risque de m’écraser avec, comme un nuisible. Ton absence est un poison, un gaz toxique.

Je divague. Est-ce que je divague ? J’ai l’impression d’être au plus haut de ma lucidité. Elle est affreuse. Le paysage qu’elle offre à voir est affreux.

Tu as laissé quelque chose derrière toi, un manteau, c’est suffisant. Un pied de nez qui nous est adressé. « Vous n’avez rien compris à ce que j’étais ! Vous vous êtes trompés sur toute la ligne ! » Je t’entends t’esclaffer : « Est-ce de la vraie fourrure ? Est-ce de la fausse ? Ça ressemble à l’une, ça pourrait être l’autre. Combien pour cette peau de bête, peau sans corps ? Un an de salaire, et plus encore. Je me suis RUINÉE avant de me tuer, RUINÉE, ça te fait peur, ça, hein ? Allons, c’est une blague, mon chéri ! Juste le prix de la cruauté, trois fois rien, un peu d’eau glacée. Je me fais couler un bain, je reviens ! ».

J’ai l’idée de prendre un peu de substances pour réussir à aller dans la chambre, mais je me ressaisis. Je sors, fais un bref tour en ville. Je passe devant la vitrine de la boutique, observe le mannequin qui m’avait déstabilisé la fois dernière. Dans la nuit, il semble différent. Il ne te ressemble pas du tout. Il ressemble à n’importe qui. »

 

L’hypothèse, extrait d’ « Après-Toi« © (sixième partie), nouvelle de Sebastian Regert.

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La pieuvre

« L’APPARTEMENT. Jamais je ne t’aurais cru capable d’une telle irrévérence à mon égard. Ton œuvre imbécile et prétentieuse n’a donc pas suffi. À l’encre et au papier devaient se succéder la chair et le sang, des êtres vivants pour que parlent les morts et les disparus, tes Absents. Sombre idiot. Je ne suis pas le fruit de ton cerveau dégénéré, ni le personnage de l’un de tes romans avortés. Je suis et resterai une vie, une vérité. Tes actrices, aussi nombreuses et différentes soient-elles, ne m’atteindront jamais. Leurs mots seront les tiens, ceux d’un esprit à la dérive. Regagne ton centre pour aliénés et meurs-y, ce ne sera que justice pour l’affront que tu me fais aujourd’hui.

L’HOPITAL. J’exploserai tes points de suspension. Je déchirerai les parenthèses, piétinerai les interrogations, anéantirai le verbe et le complément. Sur des pages, je répandrai mon encre indélébile. Qu’importe le mensonge. Je décide de ce qui est vrai. Il en est ainsi. Je me nourris des vivants. Une fois repu, je les renvoie à leur néant. Tel est mon petit jeu. Te réduire à l’état de poupée dont le malheur serait d’avoir atterri entre mes mains. Sur la scène de mon théâtre, j’ai dessiné ta fin.

L’APPARTEMENT. Un pantin entre les mains d’un vampire. C’est mal me connaître que de m’espérer si passive. Tu oublies que les veines sont vides de sang. Dedans, seule la mort. C’est elle que tu aspires lorsque tu me mords. Tu te délectes d’un poison que tu prends pour du miel. Insouciant, tu donnes ta main à la gangrène. Ressens-tu mon étreinte. Depuis le tombeau, je pourrirai ton corps arrogant, la chair du vivant. J’entrerai par le cerveau, infecterai tes pensées, m’infiltrerai en toi comme l’eau dans un navire. J’ai déjà trouvé la faille et je m’y faufile. Ton paquebot n’aura bientôt plus aussi fière allure. Qu’un pauvre radeau dans la tourmente. Depuis les abysses, je t’attendrai patiemment. Je t’attends déjà. Je t’attends. Ne l’as-tu pas compris. La pieuvre chargée d’encre, c’est moi. J’agite ton corps vide à ma guise, gorge ta plume sèche. Si je le veux, tout cesse. »

 

La pieuvre, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.

Épouser la veuve

« Son livre sous le bras, elle s’isola dans la garrigue, mais elle remarqua une présence qui l’espionnait grossièrement. Hervé. Elle aurait pu être inquiète ou même dérangée de cette surveillance, mais elle en fut touchée. Le garçon devait beaucoup l’aimer pour s’aventurer en terrain hostile, lui qui ne connaissait rien aux secrets des collines. Il se serait vite perdu en dehors des sentiers tracés, la vue d’une vipère l’aurait fait hurler. En fuyant, il aurait trébuché, se serait retrouvé les quatre fers en l’air, la tête dans les ajoncs. Il serait rentré penaud et couvert d’épines. Elisa fut amusée à cette idée, se surprit à sourire bêtement. Même si Hervé venait de toucher son cœur, elle prit soin de le semer. Un jeu d’enfant. Pauvre Hervé…

Installée dans une borie, elle se plongea dans l’histoire de Méduse et en fut horrifiée. En refermant l’ouvrage, elle aperçut une araignée, qu’elle reconnut aussitôt. Une veuve noire. Élégante, fine et discrète. Elle approcha sa main de l’arachnide, fit en sorte de la recueillir dans sa paume. Elle l’admira, contempla la tache rouge sur son abdomen, sa forme de sablier qui lui donnait l’aspect d’une mise en garde. Clepsydre de sang.

La veuve ne la mordrait pas. Plus qu’une certitude, Élisa sentait cela. Elle avait conscience du mal qu’une seule morsure pouvait causer. Elle savait tout cela, l’araignée dans sa main. L’esprit en ébullition, elle se retint de rire. Elle songea aux récents reportages qui alertaient la population au sujet de la recluse brune, une autre araignée, dont la morsure nécrosait les tissus touchés. Les médias multipliaient les photos de membres gangrénés et de corps amputés. La recluse était pourtant une petite joueuse face à la veuve noire, qui paralysait ce qu’elle venait de mordre, dévorait le mâle après la fécondation. Vraiment, la recluse et la veuve noire ne jouaient pas dans la même cour. C’était comme comparer Saint-More à Paris. La comparer, elle, à Théo. Élisa savait laquelle des deux l’emporterait sur l’autre. Bien qu’ayant flairé le danger que Théo représentait, Élisa s’était laissée séduire. Elle voulait épouser la veuve. Quitte à être dévorée vive. »

 

Épouser la veuve, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

Nos Amours emprisonnés

LE STUDIO. J’ai tout de suite eu envie de lui parler, de le connaître. Au premier regard. C’est le sien qui m’a séduit. Bien qu’il fût éloigné de moi, occupé à parler à une poufiasse en robe moulante, j’ai remarqué son regard. Vide, ravagé. Comme deux plaies, deux impacts de balles qui vivaient. Et sa clope qui se balançait au bout de ses doigts, sa clope qu’il ne fumait pas. L’autre en tailleur noir faisait pareil, je remarque ce genre de détails quand je suis bien défoncé. Quand mon champ de vision rétrécit et que ma conscience s’élargit, que j’accède au ciel, à l’espace, à l’univers tout entier, quand je suis en communion avec le néant, l’infini, au-delà des trous noirs et de tout ce qui n’est pas, bien après les étoiles qui brillent encore après leur mort. Elles sont un peu comme nous. De là-haut, elles nous observent, et elles savent que je vois tout, que les objets me parlent, que la musique a une texture, le silence un parfum, que les parfums ont des mots. Analyse à la vitesse d’une lumière qu’on éteint. Tailleur noir de deuil. Cigarette qui brûle pour faire joli, pour faire croire à la vie. Collier de perles égrené nerveusement. Rire qui ment. Lèvres tordues, gloss senteur de cadavre au printemps. Champagne, alcool pour se saouler vite en restant distingué. Je prends conscience du monde entier, il est Là, dans ce musée haussmannien. La pétasse, là-bas, robe blanche qui ne trompe personne, son rouge à lèvres agressif est un bouclier, son masque, le barrage qui retient un torrent de larmes, de hurlements. J’arrive à lire sur les deux stries molles et sanglantes lui servant de bouche. Elle lui dit qu’ils sont pareils, elle et lui, qu’ils sont comme le tailleur noir, et que le tailleur noir est comme moi, que nous ne sommes pas qu’une putain, pas qu’un fou, pas qu’une fille de bourges, pas qu’un drogué, mais simplement des paumés réunis par hasard, et que le hasard n’existe pas, que nous sommes des physalis, je ne sais pas ce que c’est, des physalis, mais elle répète cela, encore, encore, encore, un mot lugubre, une incantation, elle jette un sort sur nous, est-ce une malédiction, une prière, une protection, qu’est-ce que Physalis, Physalis, Physalis

L’APPARTEMENT. Nos Amours emprisonnés.

 

Nos Amours emprisonnés, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.

 

Un état second

« Trempée, sa robe plaquée sur sa peau ainsi qu’une mue collante, Alice regagna le village dans un état second, laissant sur plusieurs mètres un souvenir d’océan derrière elle. Le ciel, d’un gris aveuglant, la contraignait à baisser la tête. Elle marchait d’un pas lent, sentait toute la chaleur émanant du sol envelopper ses jambes et se resserrer autour d’elles pour mieux l’immobiliser. Une chaleur de pierre infernale l’enserrait, lui écrasait les épaules, voulait pénétrer en elle et l’enfoncer sous terre. Aussi se rapprocha-t-elle de rares ombres tièdes. Il lui fallait de la fraîcheur, absolument. La route lui semblait interminable, les ruelles désertes s’étirer toujours plus. L’odeur de pourriture s’était accentuée, lui retournait l’estomac. Elle était persuadée que vomir lui aurait été fatal. Elle écarquilla les yeux, observant le vide alentour. Soudain, la demeure des Levasseur se dessina au loin. Alice tenta d’accélérer son pas, regagnant cette maison ainsi qu’un abri.

Sous la marquise, le parfum des glycines fut si violent qu’elle recula. Elle le ressentit à la manière d’un message qui lui était adressé : « Va-t’en ». Elle tenta néanmoins d’introduire la clef dans la serrure, en vain. Ses mouvements étaient désordonnés, elle tremblait, sa vue se brouillait, la sueur lui coulait le long des tempes et dans le dos, ses vêtements étaient glacés, elle frissonnait et ressentait des flammes sur sa peau, ne pouvait plus tolérer l’odeur entêtante des glycines, la chaleur qui l’étouffait. À bout de force, Alice appuya son front sur la porte d’entrée.

 

-Va-t-en !

 

Elle recula et quelque chose changea en elle. La porte se mit à danser, les glycines l’imitèrent en gloussant, et tout s’évanouit dans une nuit soudaine. »

 

Un état second,extrait d’Arlena ©, roman de Sebastian Regert.

L’incendie

« L’incendie s’étendait toujours plus, dévorait la garrigue, avançait vers Saint-More. Élisa vit la fumée s’épaissir, les lueurs orangées émanant des reliefs s’intensifier. Elle trouva cela beau.

La rumeur annonça que le village pourrait être évacué. À l’inquiétude succéda la panique. On rassembla dans des valises les biens précieux, quelques souvenirs et économies. Saint-More s’agitait. Le brasier grandissant rendait les corps fébriles, mettait les esprits en ébullition. À l’approche de la nuit, l’appréhension revint, traversa les entrailles des habitants. Tous guettaient le coucher du soleil avec anxiété, comme s’il s’agissait de leur dernier, que le crépuscule serait celui de leurs vies. Dans leurs regards inquiets, la nuit s’abattait sur eux ainsi qu’un couperet, le jour ne se lèverait plus, ou seulement pour révéler l’ampleur des ravages, illuminer un village noirci par les flammes, des maisons carbonisées, n’abritant que des carcasses humaines pétrifiées dans leur dernier mouvement de souffrance.

Assise sur le marbre froid d’une tombe, Élisa assistait au spectacle, paisible. La nuit sublimait les flammes, et il y avait dans l’air nocturne une exquise odeur de brûlé. Quelques cendres y voletaient deci delà, pareilles à des confettis. Elle observa longuement les lueurs du feu dans la nuit. On aurait dit qu’un sabbat se tenait dans la garrigue, que Satan s’était invité au bal des sorcières, que les lumières épousaient son sillage, formaient les contours de sa silhouette.

Elle quitta le cimetière, passa devant une maison. On l’épiait depuis l’une des fenêtres au rideau tiré. Derrière la vitre, quelqu’un la maudissait. Cela ne lui faisait pas peur. Elle était plus forte qu’eux. Les habitants de Saint-More n’étaient que des nuisibles de bas-étages. Des parasites négligeables, mais qu’il serait bon de gazer. »

L’incendie, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

Rejoins-moi

L'hypothèse d'un mot de toi

Après-Toi – Partie IV.

 

JOUR INCONNU
Je ne quitte plus l’appartement. Je me fais livrer des pizzas, et de temps à autres des plats japonais, pour équilibrer. C’est ridicule, il faudra bien que je sorte un jour.

Le téléphone sonne. Je reconnais le numéro de mes parents. Je ne réponds pas. Je ne répondrai plus. Leurs questions, leur tendresse, leurs inquiétudes m’exaspèrent, tant qu’il me vient parfois l’envie de leur hurler que je n’ai pas besoin d’eux, que je ne suis plus un enfant, et que oui, je suis fort, et que oui, je survivrai à ce drame, sans leur présence, sans leurs pensées affectueuses.

J’ignore quel jour on est. Peut-être que mon arrêt maladie a pris fin, peut-être pas. Je m’en fous. Et le téléphone sonne à nouveau, et c’est encore mes parents, et je ne réponds toujours pas, et ils me laissent un message que je n’écouterai pas.

Je reste au lit, je passe mon temps à penser à toi, à regarder tes photos, et j’en viens même, cliché en main, à me masturber, plusieurs fois, et le plaisir laisse toujours place à la douleur, à la honte.

Les draps sont souillés.

 

JOUR INCONNU
Quelque chose m’attire dans la salle de bain. Je n’y suis pas entré depuis plusieurs jours, je ne me lave plus, je ne me brosse plus les dents. Mais aujourd’hui, je ressens une attraction très forte. Je suis décidé à affronter cette pièce.

Tes produits de beauté. Ton parfum, resté dans le lavabo. Ta serviette. La baignoire.

C’est Là.

L’idée de prendre un bain. J’ouvre les robinets, qui crachent un jet d’eau brûlante. Je laisse la baignoire se remplir, me munit des ciseaux. Je me glisse dans l’eau, éprouve aussitôt un plaisir intense, une sorte de soulagement. Soudain, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Une fois. Deux fois. Une troisième fois, plus longue que les précédentes. Je sais qui se trouve dehors, fous d’inquiétude. Mais je ne veux plus d’eux. La vapeur emplit la pièce. Il fait si bon… si chaud… je me crois dans un rêve… je vais sûrement m’endormir…

Rejoins-moi.

Une voix de femme crie mon prénom. Je suis si loin désormais… Elle crie à nouveau. Des mots inaudibles. La voix de ma mère. Elle crie. Je ne m’en veux même pas de la faire hurler. Je ferme les yeux, apaisé.

Puis, le néant.

 

Rejoins-moi, extrait d’ « Après-Toi« © (quatrième partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

 

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La chambre 3

« Nous ne louerons pas la chambre 3. »

Aurore le lui avait pourtant promis, le jour où elle lui avait annoncé sa volonté de transformer la demeure en hôtel.

Mathilde s’activait. Le temps d’un repas pour rendre la pièce accueillante, en chasser la poussière et l’odeur de renfermé. À la lueur d’un chandelier, elle changea les draps, pestant intérieurement. Ce n’était pas là une manière de travailler ! Elle qui avait toujours été si méticuleuse, elle s’offusquait de ce travail précipité, sans doute bâclé, qu’on lui intimait d’effectuer dans la pénombre. Les lubies d’Aurore l’exaspéraient, et arrivaient encore à la surprendre après toutes ces années. Accepter une cliente à une telle heure, qui plus est dans un hôtel complet !

Elle hésita avant d’entrer dans la salle de bains adjacente. Une appréhension la retenait. La porte craqua en s’ouvrant. À l’intérieur, cette même odeur de vie qui s’arrête, de lieu qui ne vit pas. D’un espace-temps figé. Elle terminait de frotter la baignoire lorsqu’un bruit au dessus d’elle l’interrompit. Des pas, dans la pièce du dessus. Son malaise s’intensifia. Des pas, encore. Le plancher qui gémissait. Des pas, juste au dessus. Elle sentit ses entrailles se nouer.

« Nous ne louerons pas la chambre 3. »
Se taire. Ne pas évoquer le deuxième étage. Les questions, pourtant, la secouaient. Pourquoi rouvrir cette chambre, pourquoi ce soir ? Pourquoi accepter cette cliente, et pas les autres ?
Mathilde se remit en mouvements, faisant s’agiter son trousseau de clefs. Des pots-pourris dans les tiroirs, un parfum d’ambiance, des savons colorés, une bonbonnière remplie de guimauves, des draps frais, un oreiller moelleux, et l’envie de vomir qui ne la quittait pas. Une idée qui la rendait malade. Qui la hantait jour et nuit. Qui la rendrait folle si elle ne la tuait pas avant.

 

La chambre 3, extrait d’Arlena ©, roman de Sebastian Regert.