La pieuvre

« L’APPARTEMENT. Jamais je ne t’aurais cru capable d’une telle irrévérence à mon égard. Ton œuvre imbécile et prétentieuse n’a donc pas suffi. À l’encre et au papier devaient se succéder la chair et le sang, des êtres vivants pour que parlent les morts et les disparus, tes Absents. Sombre idiot. Je ne suis pas le fruit de ton cerveau dégénéré, ni le personnage de l’un de tes romans avortés. Je suis et resterai une vie, une vérité. Tes actrices, aussi nombreuses et différentes soient-elles, ne m’atteindront jamais. Leurs mots seront les tiens, ceux d’un esprit à la dérive. Regagne ton centre pour aliénés et meurs-y, ce ne sera que justice pour l’affront que tu me fais aujourd’hui.

L’HOPITAL. J’exploserai tes points de suspension. Je déchirerai les parenthèses, piétinerai les interrogations, anéantirai le verbe et le complément. Sur des pages, je répandrai mon encre indélébile. Qu’importe le mensonge. Je décide de ce qui est vrai. Il en est ainsi. Je me nourris des vivants. Une fois repu, je les renvoie à leur néant. Tel est mon petit jeu. Te réduire à l’état de poupée dont le malheur serait d’avoir atterri entre mes mains. Sur la scène de mon théâtre, j’ai dessiné ta fin.

L’APPARTEMENT. Un pantin entre les mains d’un vampire. C’est mal me connaître que de m’espérer si passive. Tu oublies que les veines sont vides de sang. Dedans, seule la mort. C’est elle que tu aspires lorsque tu me mords. Tu te délectes d’un poison que tu prends pour du miel. Insouciant, tu donnes ta main à la gangrène. Ressens-tu mon étreinte. Depuis le tombeau, je pourrirai ton corps arrogant, la chair du vivant. J’entrerai par le cerveau, infecterai tes pensées, m’infiltrerai en toi comme l’eau dans un navire. J’ai déjà trouvé la faille et je m’y faufile. Ton paquebot n’aura bientôt plus aussi fière allure. Qu’un pauvre radeau dans la tourmente. Depuis les abysses, je t’attendrai patiemment. Je t’attends déjà. Je t’attends. Ne l’as-tu pas compris. La pieuvre chargée d’encre, c’est moi. J’agite ton corps vide à ma guise, gorge ta plume sèche. Si je le veux, tout cesse. »

 

La pieuvre, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.

Nos Amours emprisonnés

LE STUDIO. J’ai tout de suite eu envie de lui parler, de le connaître. Au premier regard. C’est le sien qui m’a séduit. Bien qu’il fût éloigné de moi, occupé à parler à une poufiasse en robe moulante, j’ai remarqué son regard. Vide, ravagé. Comme deux plaies, deux impacts de balles qui vivaient. Et sa clope qui se balançait au bout de ses doigts, sa clope qu’il ne fumait pas. L’autre en tailleur noir faisait pareil, je remarque ce genre de détails quand je suis bien défoncé. Quand mon champ de vision rétrécit et que ma conscience s’élargit, que j’accède au ciel, à l’espace, à l’univers tout entier, quand je suis en communion avec le néant, l’infini, au-delà des trous noirs et de tout ce qui n’est pas, bien après les étoiles qui brillent encore après leur mort. Elles sont un peu comme nous. De là-haut, elles nous observent, et elles savent que je vois tout, que les objets me parlent, que la musique a une texture, le silence un parfum, que les parfums ont des mots. Analyse à la vitesse d’une lumière qu’on éteint. Tailleur noir de deuil. Cigarette qui brûle pour faire joli, pour faire croire à la vie. Collier de perles égrené nerveusement. Rire qui ment. Lèvres tordues, gloss senteur de cadavre au printemps. Champagne, alcool pour se saouler vite en restant distingué. Je prends conscience du monde entier, il est Là, dans ce musée haussmannien. La pétasse, là-bas, robe blanche qui ne trompe personne, son rouge à lèvres agressif est un bouclier, son masque, le barrage qui retient un torrent de larmes, de hurlements. J’arrive à lire sur les deux stries molles et sanglantes lui servant de bouche. Elle lui dit qu’ils sont pareils, elle et lui, qu’ils sont comme le tailleur noir, et que le tailleur noir est comme moi, que nous ne sommes pas qu’une putain, pas qu’un fou, pas qu’une fille de bourges, pas qu’un drogué, mais simplement des paumés réunis par hasard, et que le hasard n’existe pas, que nous sommes des physalis, je ne sais pas ce que c’est, des physalis, mais elle répète cela, encore, encore, encore, un mot lugubre, une incantation, elle jette un sort sur nous, est-ce une malédiction, une prière, une protection, qu’est-ce que Physalis, Physalis, Physalis

L’APPARTEMENT. Nos Amours emprisonnés.

 

Nos Amours emprisonnés, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.

 

Le manque

« LE STUDIO. Il n’a pas besoin de me frapper, de m’insulter pour me faire mal. Il lui suffit de me regarder. Quand dans ses yeux je ne vois rien. Parfois, il est aussi froid que ses yeux sont durs. Jette ses pupilles sur moi. Pierres gelées. C’est à la figure que je les reçois. Un seul de ses regards pourrait me lyncher. Le dos tourné, il se fait plus violent encore. Barbare dans le rien, dans l’absent. Il me lapide, me massacre, sans effusion de sang, m’écorche l’âme. Il fait traîner l’agonie. Et j’aime ça. Ce pouvoir de destructions qu’il a sur moi. Je dois être fou, moi aussi. À désirer la ruine, l’ensevelissement. Disparaître sous ses pieds, définitivement. Qu’il m’enterre vivant. Et que sur ma tombe il bâtisse son empire. Je dois être malade. Peu importe, puisque j’en jouis. J’attends le prochain coup, pourvu qu’il soit de lui. Sa distance, son silence. Il me fascine. Il est plus fort que n’importe quelle came. Plus fort que la tise, le shit, la coke, l’ecsta et l’héro réunis. Plus que les acides, les champis, les cachetons. Il est au-delà de ça. Il agit même quand il n’est pas. Sans m’avoir donné quoi que ce soit. Il fait subir le manque sans jamais avoir été là. »

 

Le manque, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.

Les craquements du plancher

« L’APPARTEMENT. Je quitte l’appartement, me fond dans la nuit. Ombre parmi les ombres, j’observe ce qui m’entoure. Les lumières des immeubles, les terrasses bondées, leur chaleur venant me caresser. Dans les restaurants, des tête-à-tête, des sourires. Des conversations dont je ne saurai jamais rien. On ne me regarde pas. On ne me voit pas. Je les quitte à regret, j’aurai aimé connaître leurs secrets, ceux qu’ils n’ont peut-être pas. Je regarde les anonymes. Les vivants. Je les contemple et aimerai être des leurs. Je les contemple et comprends que déjà, je suis morte. Que ceci n’est pas vivre. J’erre pendant de longues minutes. Il y a tant de monde dans les rues. Partout. Tant de monde. Comment puis-je être seule. Aussi seule. C’est sûrement que je dois le vouloir un peu. Sûrement que je le veux. Je le veux. Je rentre chez moi. Je rentre toujours. Et je fais les cent pas. Pour écouter le bruit de mes talons sur le parquet. Parce que ma respiration, parce que les battements de mon cœur sont trop infimes, imperceptibles, j’écoute le bruit de mes talons. Comme une preuve de mon existence. Le bruit de mes talons. Pour rompre le silence. Les craquements du plancher sont aussi les miens. Et vient toujours l’heure où je rejoins ce lit trop grand, m’endors seule dans cette quiétude qui m’enveloppe jusqu’à m’étouffer et pèse au-dessus de moi comme une menace constante. »

 

Les craquements du plancher, extrait de Physalis ©, pièce de théâtre de Sebastian Regert.