L’hypothèse

Après-Toi – Partie V.

J’écris, mais je sens que quelque chose change dans mes mains et dans ce qui actionne cette main. Quand es-tu partie ? Morte ? Tu n’es jamais loin, et j’ai le sentiment que tu vas revenir, comme je suis revenu. Cette fois, c’est moi qui serais absent. Parti. Mort ? Je suis de moins en moins là, je sens que je m’éloigne de mon corps, qu’une présence étrangère envahit ma tête, mon organisme.

Ils ont dit que tu n’avais rien laissé derrière toi, pas un mot. Je me demande si c’est vrai ou s’il s’agit d’une fable que l’on m’a servie pour me préserver. Toi qui aimais tant les mots, tu serais partie sans une lettre ? Sans une seule phrase ? Il est possible que l’on me cache quelque chose. Un papier retrouvé dans la salle de bains, bien en évidence, un texte où tu me pointes du doigt, où tu nous railles tous. Des insultes, tandis que tu sombres dans un bain sans fond. On aurait subtilisé la lettre, on l’aurait cachée, déchirée. L’hypothèse d’un mot de toi me submerge et me fait vaciller. Pire encore : une feuille blanche. Tout plein de blanc glacé, ivoire. Du blanc baignoire. Et dans ce vide, j’entends ton rire, hilare.

Non. Tu n’as rien laissé, pas un mot. C’est cruel. Ce n’est pas bien, pas juste. Je dois combler ce vide. Ton absence, dans la salle de bains, dans chaque millimètre de l’appartement. Ton silence est trop lourd, trop puissant. Il écrase les lieux, du sol au plafond. Il risque de m’écraser avec, comme un nuisible. Ton absence est un poison, un gaz toxique.

Je divague. Est-ce que je divague ? J’ai l’impression d’être au plus haut de ma lucidité. Elle est affreuse. Le paysage qu’elle offre à voir est affreux.

Tu as laissé quelque chose derrière toi, un manteau, c’est suffisant. Un pied de nez qui nous est adressé. « Vous n’avez rien compris à ce que j’étais ! Vous vous êtes trompés sur toute la ligne ! » Je t’entends t’esclaffer : « Est-ce de la vraie fourrure ? Est-ce de la fausse ? Ça ressemble à l’une, ça pourrait être l’autre. Combien pour cette peau de bête, peau sans corps ? Un an de salaire, et plus encore. Je me suis RUINÉE avant de me tuer, RUINÉE, ça te fait peur, ça, hein ? Allons, c’est une blague, mon chéri ! Juste le prix de la cruauté, trois fois rien, un peu d’eau glacée. Je me fais couler un bain, je reviens ! ».

J’ai l’idée de prendre un peu de substances pour réussir à aller dans la chambre, mais je me ressaisis. Je sors, fais un bref tour en ville. Je passe devant la vitrine de la boutique, observe le mannequin qui m’avait déstabilisé la fois dernière. Dans la nuit, il semble différent. Il ne te ressemble pas du tout. Il ressemble à n’importe qui. »

 

L’hypothèse, extrait d’ « Après-Toi« © (sixième partie), nouvelle de Sebastian Regert.

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