L’affront

Après-Toi – Partie I

VENDREDI
Ton décès, je ne l’ai appris que très tard, ce matin. De ce qui a précédé, de ce qui a suivi, j’ai tout oublié. Ne restait que cette phrase inscrite en moi au scalpel, cette phrase m’annonçant dans une langue bizarre que je ne connaissais que trop bien, que l’amour de ma vie avait mis fin à la sienne. Puis, un vide. Immense. Inégalable. Un sentiment de vide au cœur de la ville en ébullition, au sein d’une foule en mouvement.
L’incompréhension.

SAMEDI
Regagner l’appartement, malgré tout. Là où « ça » s’est passé. Des petites rues. Des passants. Je ne les vois pas. Mon esprit s’est retiré, mes jambes sont désormais les seules à me guider.
Le code de l’entrée. Mes doigts s’agitent. La porte s’ouvre, mon corps se glisse dans l’immeuble. L’ascenseur. Je m’élève. M’arrête. La clef dans ma main. Entrer. Fermer la porte. A double tour. Fermer les verrous. Fermer la porte au monde.
Je pose un œil éteint sur ma valise. Étais-je réellement parti, ou bien n’avons-nous fait que nous éloigner l’un de l’autre ? Cette longue séparation n’était elle que l’illustration de nos absences répétées ?
Se relever. Marcher dans un appartement vide et qui semble avoir changé. Pourtant, tout est en place. Il ne manque que toi.
Je m’arrête à la fenêtre. Au dehors, une ville immense et orpheline, une ville sans nom agitée d’une vie insensée, cette même vie qui avec toi aurait dû cesser, et continue toutefois sans trop savoir pourquoi ni comment, elle continue. Elle est et restera.

DIMANCHE
Rendez-vous chez les amis. J’y suis allé, presque contraint et forcé. Ils me disent des mots banals, qui ne font qu’accentuer ma douleur et mon agacement. Mais je sais pourtant que s’ils ne me les envoyaient pas à la figure, ces mots affreusement communs, je n’en serais que plus choqué, plus déçu. Je regarde leurs bouches s’ouvrir sur des sons qui se heurtent à mon visage comme des gifles légères, des coups au ralenti, de petits chocs dont je vois l’imminence, et dont je ne cherche pas à empêcher l’impact. Je reste figé sur ma chaise, et me demande si je pourrai la quitter un jour. Ces étrangers aux regards doux m’assomment de leur chaleur bienveillante. Je ressens leur tendresse comme une offense. Cette affection a quelque chose d’incongru. Je ne crois pas l’avoir déjà ressenti. Fallait-il que la mort surgisse pour récolter leur amitié ? Je suis vite empli de dégoût.

LUNDI
Invitation au pugilat. En arrivant chez mes parents, les tiens étaient déjà là, assis sur le canapé. Ils ont détourné le regard quand je suis entré. Mes parents m’ont embrassé. Les tiens m’ont salué dans un murmure. Ils ne m’avaient jamais aimé. En voyant ma mère servir le café dans un silence insupportable, je me suis demandé pourquoi j’étais là. C’est ma mère qui a parlée en premier. À cet instant, j’ai réalisé combien je l’aimai. Elle m’a tendu un grand sac blanc cartonné pourvu du sigle d’une marque de luxe. Je l’ai considéré, puis ai jeté un œil à l’intérieur, où se trouvait un manteau de fourrure. J’ai regardé ma mère, interloqué. Elle m’a appris que ce que je tenais était ton ultime achat. Je n’ai pas compris, je n’ai pas voulu comprendre, je ne pouvais pas. Trop tôt, sûrement. Trop tard. J’ai mis le sac à l’écart, je l’ai fui. Il portait encore tes empreintes, je ne voulais pas le salir, te salir à travers lui.
J’ai gardé le silence, ai bu mon café, n’ai ressenti aucun goût. Nos parents voulaient aller te « rendre visite », comme ils disaient, comme si tu étais encore en vie. Le cimetière. La tombe. La tienne. J’en étais incapable.
Je me suis levé, me suis confondu en excuses, ai balbutié, ai cherché à éviter leurs regards. J’ai embrassé mes parents avec empressement, ai regardé les tiens, les yeux rivés dans leurs tasses. Les ignorer aurait été un affront. Je leur ai serré la main. Celle de ton père était moite, celle de ta mère glaciale. Je suis parti. Dans la rue, j’ai couru, jusqu’à en avoir mal. J’ai su alors que je ne reverrai jamais tes parents. Et que leur serrer la main était également un affront.

 

L’affront, extrait d’ « Après-Toi« © (Première partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

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