L’Autre

 

Après-Toi – Partie VI.

« Des coups frappés à la porte. Je ne t’ouvrirai pas. Tu es déjà là. Dans les murs et dessus. Dans les miroirs qui mentent, leurs éclats. Sur mes lèvres et ma poitrine. Tu es partout mais tu veux que je t’invite, que je t’accepte, que je cède. Tu me veux vaincu. Ouvrir la porte à l’ennemie. Coloniser mon esprit, assiéger mon corps.

Poum, Poum, Poum.

Tu frappes encore. Tapotement régulier, qui pourrait être sec mais qui choisit d’être lourd, sans être fort. Non violent. Trois fois. Tu répètes quelque chose. « Ouvre-moi ». Tu ne te lasses pas. Mais non, rien ne pourra y faire, je n’abdiquerai pas. Il faudrait être fou pour être dans l’appartement et derrière la porte, à deux endroits à la fois. C’est impossible, mathématique, tout à fait juste. Puisque tu es là avec moi, tu ne peux être derrière la porte. À moins d’être trois. Tu ne peux pas être deux, ni trois. Tu es toi et tu es là.

Poum, poum, poum.

« Ouvre-moi. Signe ta défaite. Laisse-moi entrer par la grande porte. Cesse de lutter ».

« Je suis déjà là ».

« Je suis là ».

« Là ».

« LÀ ».

J’ouvre. Rien. Ténèbres. Interrupteur pressé : lumière artificielle, palier désert. L’escalier qui s’enroule, hypnotique. Silence. Tu es quelque part, en bas, dans le hall. Ton nom sur la boîte aux lettres. Dans les lattes du parquet, ses interstices. Sur les chiffres de l’ascenseur, son mécanisme, le grincement qui me crispe. Dans le silence sournois qui t’habille. Tu te caches pour mieux me surprendre. Tu appartiens à cette ombre que j’ai chassée, obscurité évanescente. En un éclair, tu t’es glissée par la porte entrouverte, chez moi. Je le sais. Te sens. En moi. Déjà là. Dans mes rêves nocturnes. Cafards sur les murs, formes humanoïdes constituées d’ombres. Sont-elles plusieurs ? Ont-elles un sexe ? Elles sont faites de la matière de l’obscurité. Non, ça n’a pas de sens. Délire. C’est une divagation. On dira cela. Et je le dirai aussi, parce qu’il ne faut pas affirmer le contraire. Ça ne se dit pas, ça ne se fait pas. Ça n’existe pas. Je mentirai. Mais je sais que tu es là. Elles ? Tu peux te multiplier, te fragmenter, te ressembler, cafard ou ectobius, nuisible ou inoffensive, les deux à la fois, des ombres sur mon corps, une seule est assez dense pour m’étouffer, était-ce toi sur moi la nuit dernière, tu me pénétrais, toute entière pour m’étouffer. Les silhouettes monstrueuses qui courent sur la façade de l’immeuble ont elles aussi essayé d’entrer. Dans mes cauchemars. Dans les miroirs, les psychés. Combien peux-tu être, et combien peux-tu devenir ? T’ai-je déjà vue, sentie, ressentie en entier ? Quand tu es dans ma voix, es-tu un fragment ? Je sais que tu peux te mêler à l’encre des stylos, te diluer dans l’eau d’un bain et former des mots. Tu frappes à ma porte. Est-ce un jeu ? Puisque tu as les clefs. Tu adores quand je me déchire la voix, quand je pleure et que je me tords le visage, me gonfle les yeux. Je fais couler ton maquillage. Toi, ça te fait rire. Tu frappes pour me faire craquer. CRAQUER. Souvent, je sens que ça craque. J’ai peur de ce qu’il y a DANS la fissure. Ça craque dans ma tête. Les murs craquent. Le ciel. La lumière. Fissures. C’est toi qui me fais craquer, qui guette la rupture. Ça te plairait. Je garde la porte fermée, tu vas t’en aller. Tu t’en vas toujours. Je le sais. Et je sais que tu reviendras. Par petites touches, ou dans un fracas. Au compte-gouttes ou dans un torrent. Tu reviendras. Tu es déjà en train de revenir. C’est quand tu n’es pas là que je crains le pire. Ton absence, quand elle se fait durer, est redoutable. Tu établis des plans, envoies quelques cafards, des miroitements bizarres, une ombre, un cauchemar. Tu attends le moment idéal pour ressurgir. Alors, tu frappes, encore. Et je ne t’ouvre pas. Car j’ai peur, affreusement peur. Non pas de toi. Je pourrai affronter ton visage, même celui que tu n’as pas, ton corps terrassant le mien, avaler ton encre et ton venin, être pénétré par le Rien et le laisser m’envahir, me détruire. Je le pourrai, si c’est toi. Mais j’ai trop peur que ce soit un autre. J’ai peur qu’en ouvrant, ce soit l’Autre. J’ai peur que ce soit Moi. Que nous soyons trois. »

L’Autre, extrait d’ « Après-Toi« © (sixième partie), nouvelle de Sebastian Regert.

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L’hypothèse

Après-Toi – Partie V.

J’écris, mais je sens que quelque chose change dans mes mains et dans ce qui actionne cette main. Quand es-tu partie ? Morte ? Tu n’es jamais loin, et j’ai le sentiment que tu vas revenir, comme je suis revenu. Cette fois, c’est moi qui serais absent. Parti. Mort ? Je suis de moins en moins là, je sens que je m’éloigne de mon corps, qu’une présence étrangère envahit ma tête, mon organisme.

Ils ont dit que tu n’avais rien laissé derrière toi, pas un mot. Je me demande si c’est vrai ou s’il s’agit d’une fable que l’on m’a servie pour me préserver. Toi qui aimais tant les mots, tu serais partie sans une lettre ? Sans une seule phrase ? Il est possible que l’on me cache quelque chose. Un papier retrouvé dans la salle de bains, bien en évidence, un texte où tu me pointes du doigt, où tu nous railles tous. Des insultes, tandis que tu sombres dans un bain sans fond. On aurait subtilisé la lettre, on l’aurait cachée, déchirée. L’hypothèse d’un mot de toi me submerge et me fait vaciller. Pire encore : une feuille blanche. Tout plein de blanc glacé, ivoire. Du blanc baignoire. Et dans ce vide, j’entends ton rire, hilare.

Non. Tu n’as rien laissé, pas un mot. C’est cruel. Ce n’est pas bien, pas juste. Je dois combler ce vide. Ton absence, dans la salle de bains, dans chaque millimètre de l’appartement. Ton silence est trop lourd, trop puissant. Il écrase les lieux, du sol au plafond. Il risque de m’écraser avec, comme un nuisible. Ton absence est un poison, un gaz toxique.

Je divague. Est-ce que je divague ? J’ai l’impression d’être au plus haut de ma lucidité. Elle est affreuse. Le paysage qu’elle offre à voir est affreux.

Tu as laissé quelque chose derrière toi, un manteau, c’est suffisant. Un pied de nez qui nous est adressé. « Vous n’avez rien compris à ce que j’étais ! Vous vous êtes trompés sur toute la ligne ! » Je t’entends t’esclaffer : « Est-ce de la vraie fourrure ? Est-ce de la fausse ? Ça ressemble à l’une, ça pourrait être l’autre. Combien pour cette peau de bête, peau sans corps ? Un an de salaire, et plus encore. Je me suis RUINÉE avant de me tuer, RUINÉE, ça te fait peur, ça, hein ? Allons, c’est une blague, mon chéri ! Juste le prix de la cruauté, trois fois rien, un peu d’eau glacée. Je me fais couler un bain, je reviens ! ».

J’ai l’idée de prendre un peu de substances pour réussir à aller dans la chambre, mais je me ressaisis. Je sors, fais un bref tour en ville. Je passe devant la vitrine de la boutique, observe le mannequin qui m’avait déstabilisé la fois dernière. Dans la nuit, il semble différent. Il ne te ressemble pas du tout. Il ressemble à n’importe qui. »

 

L’hypothèse, extrait d’ « Après-Toi« © (sixième partie), nouvelle de Sebastian Regert.

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Rejoins-moi

L'hypothèse d'un mot de toi

Après-Toi – Partie IV.

 

JOUR INCONNU
Je ne quitte plus l’appartement. Je me fais livrer des pizzas, et de temps à autres des plats japonais, pour équilibrer. C’est ridicule, il faudra bien que je sorte un jour.

Le téléphone sonne. Je reconnais le numéro de mes parents. Je ne réponds pas. Je ne répondrai plus. Leurs questions, leur tendresse, leurs inquiétudes m’exaspèrent, tant qu’il me vient parfois l’envie de leur hurler que je n’ai pas besoin d’eux, que je ne suis plus un enfant, et que oui, je suis fort, et que oui, je survivrai à ce drame, sans leur présence, sans leurs pensées affectueuses.

J’ignore quel jour on est. Peut-être que mon arrêt maladie a pris fin, peut-être pas. Je m’en fous. Et le téléphone sonne à nouveau, et c’est encore mes parents, et je ne réponds toujours pas, et ils me laissent un message que je n’écouterai pas.

Je reste au lit, je passe mon temps à penser à toi, à regarder tes photos, et j’en viens même, cliché en main, à me masturber, plusieurs fois, et le plaisir laisse toujours place à la douleur, à la honte.

Les draps sont souillés.

 

JOUR INCONNU
Quelque chose m’attire dans la salle de bain. Je n’y suis pas entré depuis plusieurs jours, je ne me lave plus, je ne me brosse plus les dents. Mais aujourd’hui, je ressens une attraction très forte. Je suis décidé à affronter cette pièce.

Tes produits de beauté. Ton parfum, resté dans le lavabo. Ta serviette. La baignoire.

C’est Là.

L’idée de prendre un bain. J’ouvre les robinets, qui crachent un jet d’eau brûlante. Je laisse la baignoire se remplir, me munit des ciseaux. Je me glisse dans l’eau, éprouve aussitôt un plaisir intense, une sorte de soulagement. Soudain, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Une fois. Deux fois. Une troisième fois, plus longue que les précédentes. Je sais qui se trouve dehors, fous d’inquiétude. Mais je ne veux plus d’eux. La vapeur emplit la pièce. Il fait si bon… si chaud… je me crois dans un rêve… je vais sûrement m’endormir…

Rejoins-moi.

Une voix de femme crie mon prénom. Je suis si loin désormais… Elle crie à nouveau. Des mots inaudibles. La voix de ma mère. Elle crie. Je ne m’en veux même pas de la faire hurler. Je ferme les yeux, apaisé.

Puis, le néant.

 

Rejoins-moi, extrait d’ « Après-Toi« © (quatrième partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

 

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Ces pensées-là

Après-Toi – Partie III

 

SAMEDI
Je reste dans cet appartement qui était le nôtre. J’ai accroché dans l’entrée le manteau de fourrure que l’on m’a donné. J’ignore encore pourquoi je l’ai gardé. Peut-être parce que, face à lui, deux questions demeurent. Pourquoi un tel achat, juste avant de se suicider ? Pourquoi de la fourrure, toi qui détestais cela ?

Je reste de longues minutes à fixer ce manteau, comme si j’allais découvrir un détail qui m’avait jusqu’alors échappé. Je le palpe, le caresse, imagine sentir sous mes doigts quelque chose d’incongru. Je passe même une main dans une poche intérieure, à la recherche d’un objet oublié, d’une lettre ou d’un mot de toi m’étant destiné, un testament, une confession, un secret dévoilé. Mais rien.

J’ai l’idée d’aller au magasin, de questionner les vendeuses. J’abandonne vite ce projet. Pour quelle raison irai-je là-bas ? Pour demander quoi ? Elles n’en savent pas plus que ce qu’elles ont déjà déclaré à tes parents, à la police. Cliente lambda, furtive et décidée. Ce mot me pèse. « Décidée ».

Je passe la journée au lit, j’écrase mon nez sur ton oreiller, y cherchant une odeur. Je ne sens rien. Je gagne la salle de bains, où tes produits de beauté sont encore disposés autour du lavabo. J’inspecte les étagères et y trouve ton parfum. Je le prends, hésite un instant. Ce geste n’est pas anodin. J’hésite, un instant seulement. J’approche le vaporisateur du dos de ma main et l’enfonce d’une pression de l’index.

TOI

Un coup de poing dans le ventre. Je vacille. Des souvenirs en rafale dont je ne veux pas. Toi vêtue d’une robe bleue, pieds nus, te maquillant très proche du miroir, tu te mets à rire quand je dis qu’on va être en retard. Ces pensées-là risquent de me tuer. Je lâche le parfum dans le lavabo et quitte la pièce. Dans la cuisine, je passe mes mains sous l’eau, les frottent au savon jusqu’à ce qu’elles deviennent rouges. En ressortant, j’adresse un regard à la porte de la salle de bains, puis à ma main, quand le téléphone sonne. C’est sûrement toi, tu vas me dire de ne pas t’attendre pour manger, tu vas finir tard, comme d’habitude.

Le téléphone continue de sonner. Je décroche. Maman. Elle vient prendre des nouvelles. Je lui dis que je vais bien. Je lui dis que j’ai beaucoup avancé avec le psy et que je n’hésiterai pas à l’appeler si je me sens mal. Je lui mens. Je raccroche et quitte l’appartement.

La nuit est douce. Je pénètre dans ce club où l’on s’est rencontrés. Je bois un peu, laisse la musique me vider l’esprit, l’occuper. Il y a cette fille habillée d’une robe turquoise. Elle m’a vu. Je la regarde.

À peine suis-je morte, voilà que tu en regardes une autre.

Je détourne les yeux. Je vais pour m’en aller, quand cette fille me rattrape. Je sursaute. Elle  sourit, m’invite à sa table. Elle me présente sa copine, une blonde un peu forte qui semble plus âgée qu’elle. Je bois de l’alcool, à nouveau. Son amie jette un œil aux hommes présents autour de nous et en fait une critique acide. Nous rions à l’unisson. Je ris, pour la première fois depuis mon retour, je ris et je m’en veux.

Je ne sais pas comment se sont enchaînés les évènements. Comment la fille à la robe turquoise s’est retrouvée chez nous. Je n’ai pas osé l’amener dans le lit, alors nous avons fait l’amour sur le canapé. Et puis, il est arrivé quelque chose de terrible. A l’instant où j’ai joui, ce n’est pas elle que j’ai vu. Je me suis retiré, effrayé, et puis j’ai aperçu la porte de la salle de bains, et j’ai pensé au manteau de fourrure dans l’entrée. Mon air a dû l’inquiéter, car elle m’a demandé ce que j’avais. Je n’ai pas su quoi répondre.

Qu’elle dégage.

Je l’ai raccompagné en me confondant en excuses, et puis, j’ai eu une idée. J’ai décroché le manteau et le lui ai offert. Elle a craché : « Tu me refile les affaires de ton ex ? Tu peux te les garder. »

Elle a claqué la porte. À nouveau seul, ton manteau entre les mains.

 

Ces pensées-là, extrait d’ « Après-Toi« © (Troisième partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

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Un trouble

Après-Toi – Partie II

 

MARDI
Ce matin, j’ai croisé la voisine du premier dans le hall. Elle m’a demandé si ce n’était pas trop dur de « vivre là-haut », et m’a assurée qu’elle était là, si j’avais « besoin de quoi que ce soit ». Je l’ai remercié et suis sorti en hâte. J’ai eu envie de hurler.

Au bureau, on ne comprend pas comment j’ai pu revenir aussi vite. Mon patron m’a montré un visage qui jusqu’alors m’était inconnu : celui de la compassion. Il m’a conseillé de prendre une semaine de repos. J’ai répondu que j’avais besoin de travailler, de m’occuper l’esprit. Il s’est levé, a esquissé un sourire, et a posé une main sur mon épaule : « C’est comme vous le sentez. Mais sachez que ma proposition tient toujours » a-t-il dit. Je n’aurai jamais crû qu’il poserait un jour sa main sur mon épaule.
Je reprends donc le travail, mais bien vite, un trouble s’installe. Les lettres de mon clavier me paraissent comme une suite de traits et de courbes étranges. Les chiffres n’ont plus de signification. La sonnerie du téléphone me donne des envies de violences. Son bruit strident me fait mal. Décrocher malgré tout, affronter la voix des clients, leur rengaine. Petites préoccupations superficielles de ceux qui ne savent pas. Je sors.

Dehors, la foule. Le bruit des voitures. Des klaxons. Des enfants sur des trottinettes manquent de me rentrer dedans. Un mendiant me tend un gobelet. Je ne comprends plus. Mon corps est bien là, mais mon esprit s’évade. Je marche, je ne sais pas où je vais. Je connais pourtant le quartier par cœur. Du vent. De l’air. Une bouffée d’oxygène. Je respire. Je suis vivant. Ignoblement vivant. Et tout me semble si futile à présent : les gens aux terrasses des cafés, la vieille dame qui traîne son charriot, les affiches politiques, les ouvriers dans leurs habits sales, la Une des journaux, les publicités, et ce bruit, ce bruit…
Je ne saurais dire où je suis. J’ai dû m’éloigner, je me suis perdu. Je ne reconnais plus rien, et je sens que je faibli, je sens que je tombe. Et soudain, plus rien.

 

VENDREDI
Le médecin. L’arrêt maladie. Le psychologue. Lui, je ne le supporte pas. Je n’ai rien à lui dire. Ou plutôt, je ne veux rien lui dire, à lui. Je fixe son crâne d’œuf, ses chaussettes immondes, et lui me regarde en silence. On reste ainsi à se fixer comme deux abrutis, et le temps passe, et la séance est finie, et c’est cinquante euros non remboursés. Parfois je voudrais lui mettre mon poing dans la gueule. Et ça recommence, et cette fois il bondit sur les quelques mots que je veux bien lâcher, pour me poser des questions auxquelles je ne veux pas répondre. Je sais que ce n’est pas dans mon intérêt de garder le silence, mais je n’ai qu’une idée en tête : lui dire d’aller se faire foutre. Et un jour, c’est ce que je fais. Il garde son calme devant mon emportement et m’invite à exprimer posément ma colère, de mettre des mots sur elle. Je lui jette un billet de cinquante à la figure et je me casse.
Adieu, crâne d’œuf.

 

Un trouble, extrait d’ « Après-Toi« © (Deuxième partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

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L’affront

Après-Toi – Partie I

VENDREDI
Ton décès, je ne l’ai appris que très tard, ce matin. De ce qui a précédé, de ce qui a suivi, j’ai tout oublié. Ne restait que cette phrase inscrite en moi au scalpel, cette phrase m’annonçant dans une langue bizarre que je ne connaissais que trop bien, que l’amour de ma vie avait mis fin à la sienne. Puis, un vide. Immense. Inégalable. Un sentiment de vide au cœur de la ville en ébullition, au sein d’une foule en mouvement.
L’incompréhension.

SAMEDI
Regagner l’appartement, malgré tout. Là où « ça » s’est passé. Des petites rues. Des passants. Je ne les vois pas. Mon esprit s’est retiré, mes jambes sont désormais les seules à me guider.
Le code de l’entrée. Mes doigts s’agitent. La porte s’ouvre, mon corps se glisse dans l’immeuble. L’ascenseur. Je m’élève. M’arrête. La clef dans ma main. Entrer. Fermer la porte. A double tour. Fermer les verrous. Fermer la porte au monde.
Je pose un œil éteint sur ma valise. Étais-je réellement parti, ou bien n’avons-nous fait que nous éloigner l’un de l’autre ? Cette longue séparation n’était elle que l’illustration de nos absences répétées ?
Se relever. Marcher dans un appartement vide et qui semble avoir changé. Pourtant, tout est en place. Il ne manque que toi.
Je m’arrête à la fenêtre. Au dehors, une ville immense et orpheline, une ville sans nom agitée d’une vie insensée, cette même vie qui avec toi aurait dû cesser, et continue toutefois sans trop savoir pourquoi ni comment, elle continue. Elle est et restera.

DIMANCHE
Rendez-vous chez les amis. J’y suis allé, presque contraint et forcé. Ils me disent des mots banals, qui ne font qu’accentuer ma douleur et mon agacement. Mais je sais pourtant que s’ils ne me les envoyaient pas à la figure, ces mots affreusement communs, je n’en serais que plus choqué, plus déçu. Je regarde leurs bouches s’ouvrir sur des sons qui se heurtent à mon visage comme des gifles légères, des coups au ralenti, de petits chocs dont je vois l’imminence, et dont je ne cherche pas à empêcher l’impact. Je reste figé sur ma chaise, et me demande si je pourrai la quitter un jour. Ces étrangers aux regards doux m’assomment de leur chaleur bienveillante. Je ressens leur tendresse comme une offense. Cette affection a quelque chose d’incongru. Je ne crois pas l’avoir déjà ressenti. Fallait-il que la mort surgisse pour récolter leur amitié ? Je suis vite empli de dégoût.

LUNDI
Invitation au pugilat. En arrivant chez mes parents, les tiens étaient déjà là, assis sur le canapé. Ils ont détourné le regard quand je suis entré. Mes parents m’ont embrassé. Les tiens m’ont salué dans un murmure. Ils ne m’avaient jamais aimé. En voyant ma mère servir le café dans un silence insupportable, je me suis demandé pourquoi j’étais là. C’est ma mère qui a parlée en premier. À cet instant, j’ai réalisé combien je l’aimai. Elle m’a tendu un grand sac blanc cartonné pourvu du sigle d’une marque de luxe. Je l’ai considéré, puis ai jeté un œil à l’intérieur, où se trouvait un manteau de fourrure. J’ai regardé ma mère, interloqué. Elle m’a appris que ce que je tenais était ton ultime achat. Je n’ai pas compris, je n’ai pas voulu comprendre, je ne pouvais pas. Trop tôt, sûrement. Trop tard. J’ai mis le sac à l’écart, je l’ai fui. Il portait encore tes empreintes, je ne voulais pas le salir, te salir à travers lui.
J’ai gardé le silence, ai bu mon café, n’ai ressenti aucun goût. Nos parents voulaient aller te « rendre visite », comme ils disaient, comme si tu étais encore en vie. Le cimetière. La tombe. La tienne. J’en étais incapable.
Je me suis levé, me suis confondu en excuses, ai balbutié, ai cherché à éviter leurs regards. J’ai embrassé mes parents avec empressement, ai regardé les tiens, les yeux rivés dans leurs tasses. Les ignorer aurait été un affront. Je leur ai serré la main. Celle de ton père était moite, celle de ta mère glaciale. Je suis parti. Dans la rue, j’ai couru, jusqu’à en avoir mal. J’ai su alors que je ne reverrai jamais tes parents. Et que leur serrer la main était également un affront.

 

L’affront, extrait d’ « Après-Toi« © (Première partie, à suivre), nouvelle de Sebastian Regert.

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