La cible

 

« Je t’ai longtemps observé, de nuit, depuis la rue. Tapi dans l’ombre, je te dévorais des yeux. Souvent, tu me tournais le dos. Vautré dans un canapé, tu ne te doutais de rien. Tu regardais un film, tandis que moi, je te fixais. Parfois, je t’écoutais jouer du piano. Je pouvais presque t’entendre pester contre tes mauvaises notes. Je suivais tes vas et viens. Tu montais l’escalier, je le montais avec toi. Tu descendais à la cave, j’y étais aussi, en pensée. Parfois, je contournais la maison pour te voir préparer le repas, te découvrir en train de dîner. Je t’ai épié quand tu te baladais dans le jardin, je t’ai vu arpenter ton potager, t’ai entendu parler au jardinier. J’ai vu les entrées et les sorties de la bonne, celles de tes invités. J’étais là, tantôt derrière, tantôt sur le côté, mais le plus souvent juste en face de la maison, caché dans l’allée des lierres. Je l’aime tant, cette longue allée étroite. J’aime le lierre épais qui en tapisse les murs. J’aime le lierre comme un ami, un frère. Il me ressemble. On ne se méfie pas de lui. Il est banal, c’est un élément du décor. Une plante utile pour se préserver des regards indiscrets, pour couvrir une clôture qu’on juge laide. Pour un semblant de nature. Le lierre, c’est surtout ça. Le semblant. C’est aussi moi. Le lierre est patient. Il avance en silence. On l’invite, on le tolère. Bientôt, il couvrira tout. Il étouffera ses congénères. Il annihilera jusqu’à la pierre.

Depuis l’obscurité de l’allée, je te vois. Je sais déjà tout de toi. Bientôt, je serai là. Je franchirai ce portail, gravirai les escaliers, je m’affalerai dans ce même canapé. Je toucherai à ton piano, moi qui ne sais pas en jouer. Dans chaque pièce, je laisserai mon empreinte. Mon ADN dans les lits. Je promènerai ma langue sur les miroirs.

Les grilles de la maison, les alarmes et détecteurs de présence ne pourront rien contre moi. On m’invitera à entrer. J’investirai tout, me développerai en silence. Je serai ton cancer. J’ai déjà commencé. Je suis en chemin. Je ne suis pas prêt de m’arrêter. Je viens de loin, et je touche au but. Tu en es la cible, je suis la flèche. Je vise le cœur. Je l’atteindrai. »

 

« La cible », extrait d’un nouveau roman de Sebastian Regert

Épouser la veuve

« Son livre sous le bras, elle s’isola dans la garrigue, mais elle remarqua une présence qui l’espionnait grossièrement. Hervé. Elle aurait pu être inquiète ou même dérangée de cette surveillance, mais elle en fut touchée. Le garçon devait beaucoup l’aimer pour s’aventurer en terrain hostile, lui qui ne connaissait rien aux secrets des collines. Il se serait vite perdu en dehors des sentiers tracés, la vue d’une vipère l’aurait fait hurler. En fuyant, il aurait trébuché, se serait retrouvé les quatre fers en l’air, la tête dans les ajoncs. Il serait rentré penaud et couvert d’épines. Elisa fut amusée à cette idée, se surprit à sourire bêtement. Même si Hervé venait de toucher son cœur, elle prit soin de le semer. Un jeu d’enfant. Pauvre Hervé…

Installée dans une borie, elle se plongea dans l’histoire de Méduse et en fut horrifiée. En refermant l’ouvrage, elle aperçut une araignée, qu’elle reconnut aussitôt. Une veuve noire. Élégante, fine et discrète. Elle approcha sa main de l’arachnide, fit en sorte de la recueillir dans sa paume. Elle l’admira, contempla la tache rouge sur son abdomen, sa forme de sablier qui lui donnait l’aspect d’une mise en garde. Clepsydre de sang.

La veuve ne la mordrait pas. Plus qu’une certitude, Élisa sentait cela. Elle avait conscience du mal qu’une seule morsure pouvait causer. Elle savait tout cela, l’araignée dans sa main. L’esprit en ébullition, elle se retint de rire. Elle songea aux récents reportages qui alertaient la population au sujet de la recluse brune, une autre araignée, dont la morsure nécrosait les tissus touchés. Les médias multipliaient les photos de membres gangrénés et de corps amputés. La recluse était pourtant une petite joueuse face à la veuve noire, qui paralysait ce qu’elle venait de mordre, dévorait le mâle après la fécondation. Vraiment, la recluse et la veuve noire ne jouaient pas dans la même cour. C’était comme comparer Saint-More à Paris. La comparer, elle, à Théo. Élisa savait laquelle des deux l’emporterait sur l’autre. Bien qu’ayant flairé le danger que Théo représentait, Élisa s’était laissée séduire. Elle voulait épouser la veuve. Quitte à être dévorée vive. »

 

Épouser la veuve, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

Un état second

« Trempée, sa robe plaquée sur sa peau ainsi qu’une mue collante, Alice regagna le village dans un état second, laissant sur plusieurs mètres un souvenir d’océan derrière elle. Le ciel, d’un gris aveuglant, la contraignait à baisser la tête. Elle marchait d’un pas lent, sentait toute la chaleur émanant du sol envelopper ses jambes et se resserrer autour d’elles pour mieux l’immobiliser. Une chaleur de pierre infernale l’enserrait, lui écrasait les épaules, voulait pénétrer en elle et l’enfoncer sous terre. Aussi se rapprocha-t-elle de rares ombres tièdes. Il lui fallait de la fraîcheur, absolument. La route lui semblait interminable, les ruelles désertes s’étirer toujours plus. L’odeur de pourriture s’était accentuée, lui retournait l’estomac. Elle était persuadée que vomir lui aurait été fatal. Elle écarquilla les yeux, observant le vide alentour. Soudain, la demeure des Levasseur se dessina au loin. Alice tenta d’accélérer son pas, regagnant cette maison ainsi qu’un abri.

Sous la marquise, le parfum des glycines fut si violent qu’elle recula. Elle le ressentit à la manière d’un message qui lui était adressé : « Va-t’en ». Elle tenta néanmoins d’introduire la clef dans la serrure, en vain. Ses mouvements étaient désordonnés, elle tremblait, sa vue se brouillait, la sueur lui coulait le long des tempes et dans le dos, ses vêtements étaient glacés, elle frissonnait et ressentait des flammes sur sa peau, ne pouvait plus tolérer l’odeur entêtante des glycines, la chaleur qui l’étouffait. À bout de force, Alice appuya son front sur la porte d’entrée.

 

-Va-t-en !

 

Elle recula et quelque chose changea en elle. La porte se mit à danser, les glycines l’imitèrent en gloussant, et tout s’évanouit dans une nuit soudaine. »

 

Un état second,extrait d’Arlena ©, roman de Sebastian Regert.

L’incendie

« L’incendie s’étendait toujours plus, dévorait la garrigue, avançait vers Saint-More. Élisa vit la fumée s’épaissir, les lueurs orangées émanant des reliefs s’intensifier. Elle trouva cela beau.

La rumeur annonça que le village pourrait être évacué. À l’inquiétude succéda la panique. On rassembla dans des valises les biens précieux, quelques souvenirs et économies. Saint-More s’agitait. Le brasier grandissant rendait les corps fébriles, mettait les esprits en ébullition. À l’approche de la nuit, l’appréhension revint, traversa les entrailles des habitants. Tous guettaient le coucher du soleil avec anxiété, comme s’il s’agissait de leur dernier, que le crépuscule serait celui de leurs vies. Dans leurs regards inquiets, la nuit s’abattait sur eux ainsi qu’un couperet, le jour ne se lèverait plus, ou seulement pour révéler l’ampleur des ravages, illuminer un village noirci par les flammes, des maisons carbonisées, n’abritant que des carcasses humaines pétrifiées dans leur dernier mouvement de souffrance.

Assise sur le marbre froid d’une tombe, Élisa assistait au spectacle, paisible. La nuit sublimait les flammes, et il y avait dans l’air nocturne une exquise odeur de brûlé. Quelques cendres y voletaient deci delà, pareilles à des confettis. Elle observa longuement les lueurs du feu dans la nuit. On aurait dit qu’un sabbat se tenait dans la garrigue, que Satan s’était invité au bal des sorcières, que les lumières épousaient son sillage, formaient les contours de sa silhouette.

Elle quitta le cimetière, passa devant une maison. On l’épiait depuis l’une des fenêtres au rideau tiré. Derrière la vitre, quelqu’un la maudissait. Cela ne lui faisait pas peur. Elle était plus forte qu’eux. Les habitants de Saint-More n’étaient que des nuisibles de bas-étages. Des parasites négligeables, mais qu’il serait bon de gazer. »

L’incendie, un extrait de Kauma ©, roman de Sebastian Regert

La chambre 3

« Nous ne louerons pas la chambre 3. »

Aurore le lui avait pourtant promis, le jour où elle lui avait annoncé sa volonté de transformer la demeure en hôtel.

Mathilde s’activait. Le temps d’un repas pour rendre la pièce accueillante, en chasser la poussière et l’odeur de renfermé. À la lueur d’un chandelier, elle changea les draps, pestant intérieurement. Ce n’était pas là une manière de travailler ! Elle qui avait toujours été si méticuleuse, elle s’offusquait de ce travail précipité, sans doute bâclé, qu’on lui intimait d’effectuer dans la pénombre. Les lubies d’Aurore l’exaspéraient, et arrivaient encore à la surprendre après toutes ces années. Accepter une cliente à une telle heure, qui plus est dans un hôtel complet !

Elle hésita avant d’entrer dans la salle de bains adjacente. Une appréhension la retenait. La porte craqua en s’ouvrant. À l’intérieur, cette même odeur de vie qui s’arrête, de lieu qui ne vit pas. D’un espace-temps figé. Elle terminait de frotter la baignoire lorsqu’un bruit au dessus d’elle l’interrompit. Des pas, dans la pièce du dessus. Son malaise s’intensifia. Des pas, encore. Le plancher qui gémissait. Des pas, juste au dessus. Elle sentit ses entrailles se nouer.

« Nous ne louerons pas la chambre 3. »
Se taire. Ne pas évoquer le deuxième étage. Les questions, pourtant, la secouaient. Pourquoi rouvrir cette chambre, pourquoi ce soir ? Pourquoi accepter cette cliente, et pas les autres ?
Mathilde se remit en mouvements, faisant s’agiter son trousseau de clefs. Des pots-pourris dans les tiroirs, un parfum d’ambiance, des savons colorés, une bonbonnière remplie de guimauves, des draps frais, un oreiller moelleux, et l’envie de vomir qui ne la quittait pas. Une idée qui la rendait malade. Qui la hantait jour et nuit. Qui la rendrait folle si elle ne la tuait pas avant.

 

La chambre 3, extrait d’Arlena ©, roman de Sebastian Regert.

Tromper l’ennui

 » L’hiver avait balayé ce qu’il restait de beauté à Saint-More. Le sol craquelé laissait place à la boue, le ciel azur à un plafond bas, gris et lourd. Le chant des oiseaux et insectes s’était tu. Le silence était présent dans le ciel et dans la terre. Silence et couleur de cimetière. Le vent faisait croire aux naïfs qu’il se passait encore quelque chose.

Durant ses longues journées passées à domicile, elle se mit à observer ce qui l’entourait pour tromper l’ennui. Assise à table, elle concentrait son attention sur des détails, les relevaient. L’horloge, arrêtée depuis des années, que l’on gardait parce qu’elle était jolie, en nacre, parce qu’elle « faisait bien », pour ravir les invités. Les pots à épices au-dessus de la cheminée, du plus grand au plus petit, comme des poupées russes : la farine, le gros sel, le poivre, le thym, l’origan, les piments. Les fleurs en plastique sur le buffet. Les couinements du fauteuil à bascule. Le présentateur d’un jeu télé, son rire idiot, les applaudissements du public, les publicités en boucle, le volume trop fort. Les chaussons troués de la vieille qui traînent sur le sol. La toile cirée de la nappe aux couleurs passées. Le jeune cyprès du potager. Celui, plus âgé, du cimetière, près du grand-père. Le tombeau noir d’Élisabeth. Le clocher et ses heures insensées. Le glouglou de la fontaine. Le train qui passe. Les bovins aux yeux fixes, qui ruminent. Les lapins dans leur clapier, qui mâchouillent. Les poules qui grattent. Les cadavres de mouches prises dans les toiles d’araignées. Le plâtre du plafond qui tombe en poussière dans les plats. Les crucifix sur les murs. Les craquelures. Le chant des corneilles. La chaise vide du jumeau. Son absence. L’ignorance.

Le gloussement de la cuisinière à gaz. »

 

Tromper l’ennui, un extrait de Kauma ©, roman de Sébastian Regert

Un barrage au maléfice

 » Elle s’échappa à l’aurore. Une fois hors de la maison, elle se mit à courir. Elle avait besoin de ressentir physiquement son évasion, de lui donner matière. Elle cavala jusqu’à que ses poumons soient en feu, qu’un gout de sang imprègne sa gorge. Elle alla cueillir quelques fleurs dans la garrigue. Elle devait dire au-revoir au grand-père, fleurir une dernière fois sa sépulture. Elle réalisa son plus beau bouquet. Les aphyllanthes bleues et cistes cotonneux se mariaient à merveille aux ajoncs et aux genêts dorés. Cueillir ces derniers avait été une épreuve, les épines lui ayant mutilé les mains. Elle saignait, mais elle était satisfaite. Elle était certaine que le grand-père allait être touché de ce cadeau d’adieu si durement confectionné. S’il avait été en vie, il lui aurait ébouriffé les cheveux, lui aurait dit qu’elle était une petite dure à cuire. Il aurait été ému.

Le soleil s’étalait déjà entre les tombes. Elle caressa le cyprès, l’enlaça. Au loin, une voix l’appela. La stèle des grands-parents maternels avait prononcé son nom. Élisa devait leur dire adieu, à eux aussi. Il lui était impossible de le faire les mains vides. Ce serait une offense. Elle ôta un ajonc du bouquet offert au grand-père et s’avança vers le marbre noir. Elle avait toujours ressentit cette pierre comme chargée d’ondes néfastes. Ce matin plus que jamais, elle percevait son influence, telle des émissions radioactives. Elle était hypnotisée par le prénom de sa grand-mère, gravé sur la sépulture. Élisabeth. La morte lui tendait la main. Elle qui lui avait légué ses yeux verts, sa beauté, l’attirait pour un dernier cadeau. Ce fut un chuchotement. L’ajonc enfonça une nouvelle épine dans sa chair. Élisa jeta la fleur jaune sur la tombe, comme un barrage au maléfice. »

 

Un barrage au maléfice, extrait de Kauma ©, roman de Sébastian Regert

Le chat

 » Le Père Mathieu tournait dans son lit, cherchant le sommeil en vain. Des images se succédaient dans son esprit, trainant avec elles leur lots d’angoisses. Alice pénétrant chez les Levasseur. Alice jouant la comédie, souriant, minaudant. Alice exhibant son médaillon face à Aurore, face à la domestique, face à –

Son chat sauta sur le lit. N’y tenant plus, l’homme se leva. Le courant n’était pas rétabli. À la lumière d’une torche, il fouilla dans sa bibliothèque, en dégagea un petit cahier, son journal intime. Le prêtre en parcourut les pages, comme un gamin feuilletant des revues licencieuses. Il relut les résumés de journées dénuées de sens, sa vie insipide. Le chat l’avait rejoint, l’observait depuis un fauteuil. L’animal passait son temps à le fixer ainsi, méfiant, comme en quête d’un faux pas, son regard oscillant entre froideur et jugement.

L’enveloppe jaune tomba d’entre les feuilles. Il s’en saisit délicatement. À l’intérieur, la lettre qui avait bouleversé sa vie. Une feuille de papier sur laquelle figurait un texte terrible, et une signature : Arlena Levasseur.

Il orienta sa lampe vers l’âtre, éclaira les cendres froides. Les yeux brillants de l’animal détaillèrent ses gestes.

Il devait délivrer le presbytère de cette immonde enveloppe jaune, de son contenu. Impossible cependant de la brûler. Impensable de la jeter, de la froisser. S’attaquer au papier, ce serait s’attaquer à la disparue. Une agression, un blasphème. Il dissimulerait l’enveloppe ailleurs, n’importe où. À l’église. Il l’enterrerait à l’église. Elle n’en sortirait plus.

Le chat jugeait sa décision quand un bruit retentit, déviant son œil inquisiteur. Le prêtre l’imita, balaya les murs du faisceau de la lampe. Il lui sembla que de nouvelles craquelures y étaient apparues. »

Le chat, extrait d’Arlena ©, roman de Sébastian Regert.

Le voyeur

« Paul avait pris pour habitude de scruter l’extérieur. D’observer la maison, en particulier. Depuis la fenêtre de la dépendance, il avait vue sur un grand nombre de pièces, sur leurs occupants. Au rez-de-chaussée, le bureau de sa patronne, la salle à manger et la salle de musique. Au premier étage, il distinguait l’intérieur de la chambre d’Aurore, pouvait l’y voir s’y vêtir. Sous les toits, que Mathilde appelait pompeusement « troisième étage », se trouvait la chambre de la bonne, et, lorsque sa fenêtre était ouverte, il y apercevait le haut de sa grande armoire. Mais c’était au centre du deuxième étage que résidait son obsession : la chambre verte. L’ancienne chambre du père, devenue celle d’Astrid.

Cette nuit-là, une apparition avait perturbé sa surveillance. Avançant à tâtons dans le jardin, une silhouette féminine s’était figée pour examiner les occupants réunis autour du dîner. Paul avait aussitôt flairé en elle quelque chose de suspect, son corps chargé d’intentions troubles. Personne ne surgissait ainsi pour épier l’intérieur d’une maison. Cela trahissait un esprit dérangé. Cela aurait pu être Arlena.

Il remarqua la valise de l’inconnue, observa sa silhouette, sa taille et ses courbes. Elle n’était pas Arlena. Elle était peut-être pire. La réalité pouvait se faire plus sombre que le cauchemar.

Il épiait celle qui épiait. De sa fenêtre, il voyait tout et ne disait rien. Il était un lâche. Il l’avait toujours été.

Et si elle leur faisait du mal ?

Il agirait, bien sûr, il sortirait de chez lui.

Si elle faisait un carnage ?

Il irait voir, le nez collé aux vitres. Voir de plus près. »

Le voyeur, extrait d’Arlena ©, roman de Sebastian Regert.

Le pont des Amoureux

Le temps était compté - un extrait de Kauma, roman de Sebastian Regert

 » Théo emmena Élisa près du fleuve :

– Le pont des Amoureux! annonça-t-elle.

La rambarde de droite était saturée de cadenas. Celle de gauche, curieusement, n’en comptait que quelques-uns.

– Pourquoi est-ce qu’il n’y en a quasiment pas ici ? demanda Élisa.

– De ce côté, c’est les histoires qui finissent mal, ricana la jeune femme.

Théo sortit un cadenas de son sac. Elisa reconnu l’objet, qui verrouillait plus tôt l’accès aux tableaux de son aïeule :

– T’avais ça là-dedans !

– Surprise ! gloussa Théo.

Élisa se sentit rougir. Elle vit son amie se munir d’un petit marqueur, tracer « Élisa + Théo » sur le cadenas, puis lui tendre :

-Tiens, mets quelque chose.

– Quoi ?

– Ce que tu veux, on s’en fout.

Élisa dessina un cœur. Théo reprit l’objet, regarda les autres :

– C’est quand même mignon, cette connerie. Bon, on le met où ?

– Y a plus trop de place de ce côté-là…

Elles cherchèrent un moment un endroit où le placer. La rambarde de droite était tant sollicitée que certains avaient attaché leur verrou à celui d’autres couples.

– On ne le met pas sur celui d’un autre, décréta Théo. Ça craint !

Elle s’avança vers la gauche :

– On n’a qu’à le mettre là, c’est pareil.

Élisa voulut protester, mais le cadenas fut verrouillé, son sort scellé.

En quittant le pont des Amoureux, elle se répéta qu’il eut été préférable d’accrocher le cadenas à celui d’un autre couple, sur la rambarde de droite. »

 

 

Le pont des Amoureux, extrait de Kauma©, roman de Sebastian Regert.