« Je t’ai longtemps observé, de nuit, depuis la rue. Tapi dans l’ombre, je te dévorais des yeux. Souvent, tu me tournais le dos. Vautré dans un canapé, tu ne te doutais de rien. Tu regardais un film, tandis que moi, je te fixais. Parfois, je t’écoutais jouer du piano. Je pouvais presque t’entendre pester contre tes mauvaises notes. Je suivais tes vas et viens. Tu montais l’escalier, je le montais avec toi. Tu descendais à la cave, j’y étais aussi, en pensée. Parfois, je contournais la maison pour te voir préparer le repas, te découvrir en train de dîner. Je t’ai épié quand tu te baladais dans le jardin, je t’ai vu arpenter ton potager, t’ai entendu parler au jardinier. J’ai vu les entrées et les sorties de la bonne, celles de tes invités. J’étais là, tantôt derrière, tantôt sur le côté, mais le plus souvent juste en face de la maison, caché dans l’allée des lierres. Je l’aime tant, cette longue allée étroite. J’aime le lierre épais qui en tapisse les murs. J’aime le lierre comme un ami, un frère. Il me ressemble. On ne se méfie pas de lui. Il est banal, c’est un élément du décor. Une plante utile pour se préserver des regards indiscrets, pour couvrir une clôture qu’on juge laide. Pour un semblant de nature. Le lierre, c’est surtout ça. Le semblant. C’est aussi moi. Le lierre est patient. Il avance en silence. On l’invite, on le tolère. Bientôt, il couvrira tout. Il étouffera ses congénères. Il annihilera jusqu’à la pierre.
Depuis l’obscurité de l’allée, je te vois. Je sais déjà tout de toi. Bientôt, je serai là. Je franchirai ce portail, gravirai les escaliers, je m’affalerai dans ce même canapé. Je toucherai à ton piano, moi qui ne sais pas en jouer. Dans chaque pièce, je laisserai mon empreinte. Mon ADN dans les lits. Je promènerai ma langue sur les miroirs.
Les grilles de la maison, les alarmes et détecteurs de présence ne pourront rien contre moi. On m’invitera à entrer. J’investirai tout, me développerai en silence. Je serai ton cancer. J’ai déjà commencé. Je suis en chemin. Je ne suis pas prêt de m’arrêter. Je viens de loin, et je touche au but. Tu en es la cible, je suis la flèche. Je vise le cœur. Je l’atteindrai. »
« La cible », extrait d’un nouveau roman de Sebastian Regert